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coups de revolver sur des ennemis qu’il prétendait l’avoir assailli. Le lendemain, au jour, retrouvant les balles dans les boiseries de sa cabine, il était tout honteux et avouait que, par instans, il perdait la raison.

Chez cette âme inquiète et tourmentée, les moindres incidens tournaient au drame. Les hommes se plaignaient-ils du travail excessif qui leur était imposé malgré la chaleur, aussitôt le capitaine les accusait de braver son autorité, de se préparer sourdement à la révolte ; quelques bouteilles « chapardées » à la cambuse se transformaient en un pillage général de vivres « afin d’affamer le navire. »

Une fois, par gros temps, le trois-mâts fit un peu d’eau. Les pompes, asséchées par un long manque d’usage, commencèrent par mal fonctionner. Le capitaine voulut à toute force qu’on les eût crevées, afin de faire sombrer le navire.

Cependant, quand on arriva dans les parages du Cap Horn, où la température est froide, l’état du capitaine parut s’améliorer. Il mangeait d’assez bon appétit et causait de choses et d’autres assez librement ; mais ce ne fut qu’un trop court répit. Dès qu’on remonta vers la Ligne, ses hallucinations le reprirent. D’abord il cessa de manger, prétendant qu’on l’empoisonnait ; puis il se barricada dans son salon, ne montant plus jamais sur la passerelle, criant ses ordres par une fenêtre, ne permettant à personne de l’approcher, sauf le mousse, et encore ! ...

Plus que jamais, il se persuada qu’il y avait à bord un complot général pour l’assassiner. Deux fois, pendant la nuit, il fit réveiller le pilotin et lui fit subir un interrogatoire. Terrorisé par les menaces du capitaine, le pilotin, un garçon d’ailleurs assez faible d’esprit, un peu hystérique, finit par se laisser suggérer toutes sortes de machinations, qu’il racontait ensuite avec force détails dramatiques. Il prétend aujourd’hui ne pas même savoir ce qu’il a dit, n’ayant songé qu’à sauver sa vie.

En février, Molfredo devint tout à fait fou. Ce fut chez lui un délire de persécution bien caractérisé. Il fit consigner successivement le lieutenant et le second. Ce dernier dut même se rendre aux fers sur l’ordre exprès que lui en intima son chef. Comme celui-ci ne montait jamais plus sur la dunette, le navire dut se gouverner à peu près seul, aucun officier n’étant là pour surveiller la manœuvre, et les ordres étant souvent donnés si mal à propos qu’un jour les voiles furent masquées.