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Mais son convive lui parut une pauvre fourchette. Ils étaient là en face l’un de l’autre, l’Américain, une sorte de colosse velu, la face large, une touffe de poils rudes au menton, mangeant sans arrêter, les coudes sur la table, superbe de carrure, ne répondant que par monosyllabes grommelés du fond de la gorge à l’incessant babil de l’Italien.

Celui-ci, si maigre qu’il n’avait guère que la peau sur les os, tout voûté, avec des cavités aux tempes, aux joues, aux yeux, s’agitait fiévreusement. Il mangeait à peine et prenait seulement un peu de petit Champagne sucré, puis il s’interrompait de parler pour tousser, — une toux rauque et dure.

— Diable ! mais vous ne buvez rien, vous !

— Je ne le peux plus. Je ne devrais même boire que de l’eau.

— Il y a donc quelque chose de cassé dans votre machine ?

L’Italien parut ennuyé de la question et ne répondit que par un soupir.

Quand le dîner fut fini, Roslyn proposa une partie. Molfredo accepta. L’Italien d’abord perdit jusqu’à 300 dollars, tout ce qu’il avait sur lui, puis il les regagna. A la fin, il s’en tira avec 400 piastres de perte. Alors, satisfait de s’être un peu refait, il rejetait les cartes et, d’un ton maussade, murmurait que vraiment Roslyn était « trop en veine. »

Le lendemain, le capitaine dut garder le lit. Toute infraction au régime se traduisait pour lui, paraît-il, par les plus douloureuses crises. Roslyn alors se rendit à son bord pour offrir à l’Italien sa revanche.

— Non ! pas aujourd’hui, fit le capitaine d’une voix éteinte. Peut-être demain. Et encore ? ... Je sens que vous me porterez malheur.

— Et pourquoi donc ?

— J’ai mon idée.

— Mais enfin, quoi ?

— Rien. Seulement, hier, si j’avais fait attention à certaine chose,... je n’aurais pas joué avec vous.

— Ah ! mais, gronda avec colère le marchand d’hommes, que voulez-vous dire ? Et, frappant la table du poing : — Sachez qu’il n’y a pas un être vivant qui puisse se vanter d’avoir jamais accusé Roslyn de tricher !

Sur la face bilieuse du capitaine, une grimace apparut qui voulait être un sourire. Puis, en secouant la tête : « Allons,