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raison[1]. » Il défendait l’État contre les brouillons et l’argent de l’État contre tout le monde. Il se rendait précieux dans les conseils par son équité, la sûreté de son jugement, sa connaissance parfaite des institutions du royaume, du chaos de nos lois, de la situation des partis, des tenans et aboutissans d’un chacun. A défaut d’affection, il inspirait une crainte bienfaisante qui forçait le respect.

Considérable par lui-même, M. le Prince l’était encore par deux de ses enfans, le duc d’Enghien et Mme de Longueville. Il lui semblait donc que les Coudés, tout compte fait, valaient bien les d’Orléans, et qu’ils pouvaient prétendre à être avec eux sur un pied d’égalité vis-à-vis de la sacro-sainte étiquette ; on verrait ensuite où cela mènerait. Une lutte s’établit entre les deux familles pour des détails symboliques, tels que l’alignement d’un tapis ou le portage d’une queue de robe, qui ne nous paraissent des bagatelles que parce que la tradition monarchique s’est perdue chez nous. M. le Prince et Gaston avaient de perpétuelles picoteries au conseil du roi, devant une galerie attentive à marquer les coups. Les vraies batailles avaient lieu aux cérémonies officielles, entre Mme la Princesse, hardie à empiéter, et la Grande Mademoiselle, résolue à défendre ses prérogatives de petite-fille de France. Toutes les deux y apportaient la même ardeur ; elles en étaient héroïques et burlesques. Le 5 décembre 1644, elles avaient été désignées pour assister ensemble à un service solennel à Notre-Dame. D’après l’ordre des préséances. Mademoiselle devait y avoir le pas sur Mme la Princesse. Cette dernière se fit saigner, pour avoir un prétexte de ne pas aller défiler derrière Mademoiselle. Apprenant cela, Mademoiselle prit un lavement, pour se mettre dans l’impossibilité d’aller défiler sans avoir Mme la Princesse derrière elle. Saint-Simon les aurait admirées ; c’était ainsi qu’il comprenait le dévouement aux privilèges du rang. Mais les choses n’en restèrent pas là. Anne d’Autriche, soufflée par Mazarin, se fâcha contre sa nièce. Monsieur, poussé par la reine, menaça Mademoiselle de la « faire porter de force[2] » à Notre-Dame. Il fallut céder et partir.

L’aigreur réciproque éclatait pour des futilités comme l’affaire des lettres tombées (août 1643), qui eut son contre-coup sur la Fronde, de l’avis unanime des contemporains, et qui fait honte

  1. Mémoires de Lenet.
  2. Journal d’Olivier d’Ormesson.