Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il y a les scènes, dit Varades en se grattant l’oreille.

— Bah ! les honnêtes femmes ont leurs nerfs, leurs crises de larmes, sans que vous ayez la ressource de les planter là.

— Mais on ne les plante jamais là. Tu vois bien que je souffre même d’être planté là par Alberte. Et il y a l’humiliation de tenir autant à ce qui n’en vaut pas la peine, il y a le dégoût de ces orages, toujours à recommencer.

— Les orages secouent, ils excitent,… ce n’est pas mauvais. Crois-moi, rien ne tue plus sûrement l’inspiration que ce qu’on appelle la régularité de la vie conjugale.

— Il est certain que depuis ton mariage, tu n’as pas produit grand’chose.

— Et ma femme me le rappelle souvent, sans paraître soupçonner que c’est de sa faute, dit Salvy se laissant entraîner aux confidences. L’idée seulement qu’elle m’observe, qu’elle se croit un rôle, une mission auprès de moi, qu’elle me regarde travailler ou qu’elle constate que je ne travaille pas, parce que pour elle travailler c’est couvrir à bride abattue des rames de papier blanc d’une écriture correcte, comme elle couvrirait de points l’étoffe d’une broderie,… il y a là de quoi calmer à tout jamais le plus bel emportement poétique.

— Eh ! eh ! les broderies de Tchelovek ont du succès. Tu as l’air de n’en pas faire assez de cas.

— Moi ? j’en fais grand cas au contraire. Elles l’amusent. C’est pourquoi je n’ai pas voulu accepter le généreux sacrifice qu’elle m’en faisait.

— Le roman commencé chez nous. Mirages, est très bien accueilli.

— Par qui ?

— Mais par tous ceux qui lisent des romans.

— Voilà de bons juges, ma foi ! Les denrées dont ces gens-là se nourrissent n’ont rien de commun le plus souvent avec la littérature ; elles finiront par la supprimer entièrement, comme elles ont étouffé déjà ce qu’il y a de plus noble, le goût de la poésie. C’est une mauvaise herbe qui envahit tout. Le fait est qu’on ne sait plus lire.

Cette conclusion était suggérée à Salvy par une récente conversation qu’il avait eue avec son éditeur : — On ne lit plus les poètes, — avait dit celui-ci. La bicyclette leur fait grand tort ; çà et là, le roman-feuilleton qui se laisse parcourir.