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Dira-t-on qu’en ce temps-là l’opinion n’y regardait pas de si près ? C’est premièrement ce qu’il faudrait savoir. Mais, en ce cas, ce qui l’aurait distraite ou détournée de Rabelais et de ses géans, ce serait alors des événemens littéraires comme la publication de l’Institution Chrétienne de Calvin, 1536-1551, ou comme l’apparition, la bruyante apparition, en 1549, du manifeste de la Pléiade. En fait, les deux derniers livres de Rabelais ne s’adressaient plus du tout aux mêmes lecteurs que les deux premiers. Si quinze ou vingt ans de temps n’avaient pu s’écouler, dans un siècle où l’on vivait vite, sans modifier les opinions de l’écrivain, ils n’avaient pas moins profondément modifié l’esprit public. La Sorbonne ou le Parlement pouvaient encore s’émouvoir au récit des aventures de Panurge, mais déjà les lecteurs, le commun des lecteurs demandait autre chose ; et là sans doute est l’une des raisons du silence qui se fait autour de Rabelais, même avant qu’il soit mort, et plus profond encore aussitôt qu’il est mort.

Sa modération n’est-elle pas capable également de lui avoir nui ? je veux dire : la mesure que, dans un siècle tumultueux et passionné, nous avons vu qu’il s’était efforcé de garder. La « mesure ! » il semble d’abord qu’aucun mot ne lui convienne moins, et comme écrivain, il est vrai que Rabelais a tout justement quelque chose de « démesuré. » Mais il est vrai aussi que, comme Erasme naguère, il a refusé de prendre parti entre catholiques et protestans ; qu’il a indifféremment dirigé les traits de sa satire contre les uns et contre les autres, qu’il les a donc également blessés par cette « gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites, » qui est son pantagruélisme ; et cela, il faut en convenir, n’est pas incapable de les avoir les uns et les autres coalisés contre lui. Les modérés ne plaisent guère à leurs contemporains ; et, en effet, leur modération n’est-elle pas une leçon qu’ils donnent « aux violens « de tous les partis, c’est-à-dire à ceux qui sont la force, et le nerf, et l’âme des partis ?

Ces raisons sont extérieures, et partant un peu superficielles : en voici de plus intérieures, sinon de plus profondes, qui touchent à l’œuvre, et qui tiennent de l’homme. La qualité de son style, d’abord, si l’on ne saurait nier que personne, avant ni depuis lui, n’a écrit comme lui. Le style de Rabelais n’est pas entré dans l’usage commun, dans l’usage courant de la langue, même littéraire. De l’étalage même et de l’abus d’une érudition souvent pédantesque, mais infiniment diverse, et de l’abus aussi de l’hellénisme ;