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aussi rudimentaire qu’elle l’était au temps de Rabelais, on n’apprend pas la botanique en mangeant de la salade ! Mais ce qui est plus curieux, c’est que toutes les plaintes que fait Rabelais de l’éducation de son temps ne semblent pas avoir été seulement entendues. Laissons passer cinquante ans, et nous les retrouverons aussi vives dans les Essais de Montaigne ! Encore bien moins semble-t-on avoir essayé de les mettre en pratique et de réaliser les réformes qu’il préconisait. Et cela encore, quoi que l’on pense de ces réformes, est sans doute une preuve du peu d’influence qu’il a exercée. Saltavit et placuit : Rabelais a fait rire ! Mais personne, en son temps, ne s’est avisé que son rire fût « un des gouffres de l’esprit, » ni peut-être qu’il se fût en riant proposé rien de plus que de rire.

Comment cela se fait-il ? Si ce n’est pas précisément une « énigme », c’est un problème nouveau, c’est une dernière question que son œuvre nous pose. Essayons donc d’y répondre, en ne retenant d’ailleurs, de beaucoup d’explications possibles ou probables, que celles qui nous sembleront de nature à éclairer la signification de cette œuvre même ou à préciser la physionomie de l’homme.

Nous nous sommes efforcé de donner de l’œuvre une idée et un jugement d’ensemble, mais il nous faut ici nous souvenir que la publication du poème n’a pas duré moins de vingt ou trente ans, de 1532 à 1552, — et à 1564, si l’on veut que le Cinquième Livre soit de lui. C’est ce qui peut suffire à nous rendre compte, en passant, des redites ou des contradictions qu’on a relevées dans son poème. Pour les redites, on pourrait soutenir que l’épopée, de soi, n’y répugne point, et s’il est vrai, comme on l’a vu, que le premier livre de Pantagruel et le Gargantua sont à peu près conçus et dessinés sur le même modèle, on sait que les récits de combats ne manquent ni dans l’Iliade ni dans la Chanson de Roland, et y sont-ils si différens entre eux ? Les contradictions sont plus graves ; et, de l’écrivain d’opposition qu’il est assez manifestement dans ses deux premiers livres, si quinze ans de temps ont transformé le Rabelais du troisième et du quatrième livre, en un écrivain plutôt complaisant au pouvoir, il y avait là de quoi dérouter l’opinion. Car de quel côté se rangeait-il enfin ? et après tant d’indulgence pour les « concions des bons prescheurs évangéliques, » 1535, que signifiait cette attaque de 1552, aux « démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ? »