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Et peut-être, — continuait le moine, — si le malheureux se fût contenté de passer en impiété le fameux Diagoras, ou en mépris des hommes Timon d’Athènes, peut-être lui eût-on pardonné ! Mais son grand crime était de vivre plus cyniquement encore qu’il n’écrivait, inquinatiore multo vita quam sermone ; et le moyen de tolérer pareille effronterie ? Quelques années plus tard, c’était sous les mêmes traits que le peignait Ronsard, dans une longue épitaphe, dont aussi bien la verve lyrique a quelque chose d’assez rabelaisien :


Si d’un mort qui, pourri, repose
Nature engendre quelque chose,
Et si la génération
Se fait de la corruption,
Une vigne prendra naissance
De l’estomac et de la panse
Du bon Rabelais qui boivait
Toujours cependant qu’il vivait.
Car d’un seul trait sa grande gueule
Eût bu plus de vin toute seule
L’épuisant du nez en deux coups,
Qu’un porc ne hume de lait doux
Qu’Iris de fleuves, ou qu’encore
De vagues le rivage more...


Je ne trouve point du tout ces vers aussi plats qu’on l’a bien voulu dire ; et les contemporains de Rabelais et de Ronsard, eux non plus, ne les ont point trouvés tels. En tout cas, ils ont achevé de fixer la physionomie de Rabelais, et on lit en effet dans la Bibliothèque française d’Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas, qui est de la fin du XVIe siècle : « Que pouvait-il écrire (Rabelais) autre chose qu’impure, quand, comme dit le proverbe, il ne peut sortir du sac que ce qui y est. Si Rabelais passait les gonds d’honnêteté et de modestie à écrire, sa vie était de même, et non moins insolente que ses écrits. » Ajouterons-nous qu’il s’est rencontré de ses biographes et de ses historiens pour lui en faire gloire, et célébrer un de ses mérites jusque dans la licence prétendue de ses mœurs ?

Cependant, et à mesure qu’on oubliait l’homme pour ne se souvenir que de l’écrivain, si c’était bien encore le bouffon qu’on admirait en lui, c’était plutôt le moqueur, le satiriste, le pamphlétaire, le fléau des moines « moinans » et des superstitions de son temps. Si le XVIIe siècle, celui de Molière et de La Fontaine,