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FRANÇOIS RABELAIS[1]


I. — L’HOMME ET SA VIE

Poète ou prosateur, il n’est guère de grand écrivain autour de qui ne se forme une légende, en son vivant même ; et, naturellement, cette légende n’est pas toujours la même, mais elle a toujours, ou presque toujours, pour objet d’accorder ensemble ou de « raccorder » le caractère de l’œuvre et la biographie de l’écrivain. Apparemment nous n’aimons pas que l’œuvre et la vie diffèrent sensiblement l’une de l’autre. Cette contradiction nous choque, ou nous gêne. Nous demandons au livre de nous rendre tout l’homme ; nous demandons à l’homme d’être l’original ou le modèle de son livre. Et peu nous importe, après cela, que la vérité doive en souffrir, si la logique y gagne..

Tel est précisément le cas de Rabelais.

Sa légende a précédé sa mort. Il était encore vivant, et bien vivant, quand un de ses ennemis, le moine Gabriel de Puits-Herbaut, — dans un livre intitulé : Theotimus, sive de tollendis et expurgandis malis libris[2] — le représentait déjà sous des traits analogues à ceux de ses personnages, de son Panurge ou de son frère Jean des Entommeures. On l’y voyait « se ruant en cuisine, » ou « dressant équipage de navires pour s’en aller consulter l’oracle de la Dive bouteille, » et, quand les fumées de la viande ou du vin lui montaient à la tête, salissant de ses rêveries ordurières ou criminellement bouffonnes un papier qui n’en pouvait mais : miseras chartas nefandis scriptionibus polluentem.

  1. Cette étude sur Rabelais est un chapitre d’une Histoire de la Littérature française classique, dont le premier volume, intitulé : la Formation de l’idéal classique, paraîtra l’hiver prochain à la librairie Delagrave.
  2. Theotimus, sive de tollendis, etc., Paris, 1549, chez J. Roigny,