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Je vois encore courir le dernier de la file, un gradé qui, de son bras orné d’un chevron jaune, agitait un éventail.

J’ai revu bien des fois, au Tonkin, les tirailleurs marcher ainsi l’éventail à la main, ou sous leurs ombrelles. C’est à croire que les Annamites naissent avec un éventail, et qu’ils ne le quittent jamais plus. Cette coutume peut nous paraître peu militaire. Toutefois j’ai entendu un commandant de poste qui considérait l’éventail ou l’ombrelle comme absolument nécessaire pour l’état sanitaire des hommes sous le soleil du Tonkin.

On n’envoie au pénitencier d’Aï-Lao que les condamnés à perpétuité, ou les condamnés à mort avec sursis. La contrée est si malsaine qu’elle se charge de débarrasser l’Annam de ses pires sujets ; et les Annamites en ont une telle peur qu’ils se sentent malades avant que d’arriver. En effet, la mortalité y est absolument effrayante. La moyenne des prisonniers est d’à peu près 150, quoiqu’ils ne fussent que 99 lors de mon passage. La mortalité est de 22 à 27 par mois ; elle s’est élevée à 29 ! On dit que le gouvernement annamite ne leur donne à manger que ce qui est strictement nécessaire pour ne pas mourir. Ils sont employés à toutes sortes de travaux, sous la conduite de linhs, soldats annamites, presque aussi nombreux qu’eux-mêmes. Les actes d’insubordination ne sont que trop fréquens. La cadouille et la mort sont les moyens de répression. L’Annamite a la frayeur et l’horreur de l’exil : aussi les linhs eux-mêmes, qui s’engagent dans les services, en dehors d’Annam, doivent-ils avoir, pour la plupart, des peccadilles sur la conscience.

Les prisonniers portent la cangue. On les appelle volontiers les « chevaliers de la courte échelle. » Le fait est que cet instrument est exactement une petite échelle, qui aurait deux échelons de chaque côté de leur tête. Ils la portent en hauteur ou en largeur, selon leur commodité. L’interprète du poste d’Aï-Lao, qui a de grands adoucissemens à sa situation de condamné, n’en circule pas moins la cangue au cou. Comme beaucoup de jeunes Annamites, il a une figure de femme, une expression de vierge, et avec cela une habileté et une intelligence qui l’ont mené ici, pour des malversations et des faux des plus ingénieux.

La dernière étape d’Aï-Lao à Maï-Lane, où je dois prendre des pirogues pour descendre à Quang-Tri, est longue et dure pour les coolies. C’est le passage de la chaîne annamitique ; et, pour gagner du temps, il faut faire partir les coolies, la veille au soir.