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IV. — DE SAVAN-NAKEK A HUE

C’est au village de Ban-Tât que je fais mes adieux aux fonctionnaires du Laos. Ce village, à 14 kilomètres de Savan-Nakek, possède un tât presque intact. Il est creux à l’intérieur, revêtu de ciment et d’ornementations sculptées. On est disposé à y reconnaître une vaste cheminée à brûler les corps, remontant à l’époque khmer. Je suis la première à le photographier, me dit-on. Il remonterait au temps d’un grand roi du Tibet, dont parle une légende conservée dans les annales de Luang-Prabang. Ce roi avait sept fils. Son territoire étant insuffisant pour un si grand nombre d’héritiers, il les invita à se disperser et à descendre vers le sud. L’un fonda le royaume de Luang-Prabang ; un autre descendit jusqu’à la mer ; un autre trouva les rapides du Mékong, apprit à y naviguer, et il y fonda le royaume de Vien-Tian ; un quatrième vint dans le Song-Kon et fit construire ce tât.

Tous les notables du village sont prosternés pour nous recevoir. Et je suis habituée, même quand je suis seule, à voir les chiao-muongs et les anciens se mettre à genoux au passage de mon cheval. Il peut paraître froissant pour nos idées européennes d’imaginer des vieillards à cheveux blancs prosternés dans la poussière, à nos pieds, les mains jointes devant le visage. En réalité ces mœurs orientales ne diminuent pas celui qui s’incline ; et ces formes, humiliantes à nos yeux, sont absolument indispensables pour sauvegarder le respect dû à l’autorité. Souvent même nous ne sommes que trop pressés de faire abandonner aux indigènes ces vieux usages, qui ne disparaissent qu’avec le prestige nécessaire pour leur imposer, prestige que les Anglais savent si bien entretenir.

Une trouée de 40 mètres de largeur, faite en forêts clairières par Muong-Phong, Muong-Ping et Aï-Lao, représente la route d’Annam, Elle est presque plane jusqu’à la chaîne annamitique. L’indigène, ennemi de la ligne droite, y marche à la file indienne en menus circuits. C’est toujours plaisant de voir défiler une troupe de coolies sur un large chemin. Le manque de route les a accoutumés aux longs monômes ; on voit les indigènes marcher exactement l’un derrière l’autre ; le moindre caillou, une aspérité, un peu d’eau, détourne le pied nu ; et là où les premiers pieds ont passé, les autres se trouvent plus à l’aise. La