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trouverez pas le Temps lui-même occupé à quelque œuvre de construction, à quelque œuvre utile, comme il l’est dans le tableau du Poussin, lorsque, s’envolant au ciel, il soustrait la Vérité aux torches de la Discorde et aux serpens de l’Envie. Partout le Temps est figuré sous l’aspect d’un destructeur. Nulle part sous celui d’un constructeur. Il semblerait que tout ce qui existe ait commencé d’être avant qu’il commençât de marcher et que son œuvre ne fût, dès qu’il parut, qu’une longue et méthodique fauchaison. Si l’on cherche la raison de cette étrange image, on trouve qu’en fait nous existions avant de prendre conscience du temps, et que, dès le jour où nous avons pris conscience de lui, nous l’avons vu occupé à nous détruire. Mais, si notre sentiment s’explique ainsi, lorsqu’il s’agit de son œuvre vis-à-vis de nous, comment l’expliquer, lorsqu’il s’agit de son œuvre vis-à-vis des choses, et comment osons-nous l’appeler à la suite d’Horace, edax rerum ? Etrange leçon, inscrite depuis des siècles sur toutes nos pendules, dans toutes nos maisons même les plus humbles ! « Voici le faucheur, nous semble dire la figure : fuis-le et va plus vite que lui ! Passe-toi de lui ! N’aie rien à faire avec lui ! » Etrange conseil qui nous fait regarder le temps comme un ennemi qu’il faut vaincre, et non comme un aide dont il faut user !

Nous ne l’avons que trop entendue, cette leçon des pendules. Nous n’avons que trop nié l’utilité du temps, sa capacité de construire, la nécessité de sa collaboration.

Le grand trait des âmes contemporaines n’est-il pas le désir de tout édifier sans lui, que ce soit une maison, une réforme, un état social ou un style ? Regardons cette Exposition ; nous voulons faire en soixante jours des portes que Ghiberti a mis soixante ans à construire ; créer en six années un style quand les Egyptiens gardaient un des leurs six siècles ; effacer dans l’âme humaine, en soixante ans, ou y susciter des traits de croyance qui demandèrent pour y être gravés peut-être six mille ans. Pourtant, s’il est une leçon inscrite dans tous les coins de ce Petit Palais, brillante sous ces émaux, finement tissée dans ces tapisseries, profondément gravée dans ces ivoires, c’est à coup sûr que sans le temps on ne saurait édifier rien de beau, ni dans l’art, ni dans la vie. Toutes ces merveilles que nous admirons sont dues à un long, à un très long labeur. Elles sont sorties de l’effort continu, non d’un artiste, mais de plusieurs générations d’artistes,