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III

Mais ce qu’elle marque, en revanche, bien clairement, c’est l’inconscient désir où se trouve l’homme de poétiser chacune de ses machines. C’est la double fatalité qui nous pousse à détruire par la science la poésie de la nature et ensuite à la restituer par l’art. Rien n’avait plus de poésie que le cadran solaire dont le soleil lui-même dirigeait le trait d’ombre, et rien n’était moins pratique, soit que les nuages le fissent évanouir dans l’obscurité, soit que le cadran fût éloigné et qu’il fallût entretenir, comme à Rome, un esclave chargé d’aller sur la place publique, chercher l’heure. Au contraire, dès la première machine qu’on invente, dès la clepsydre, la poésie s’en va, le ciel ne joue plus aucun rôle : la précision augmente, et c’est toute la journée, toute la nuit, et par tous les temps, qu’on peut mesurer l’heure. Cependant, sur la clepsydre, une action naturelle est encore perceptible. Si ce n’est plus le ciel, c’est la terre qui joue son rôle par l’attraction qu’elle exerce sur l’eau qui s’écoule. Dans l’horloge à feu des Chinois, le bâton horizontal qui brûle annonce encore l’action des forces naturelles et l’œil suit la marche méthodique du feu. Elle se sent enfin dans le sablier, par la chute du sable noir qui fond dans la stalactite de verre, car l’attraction terrestre frappe à tout instant nos yeux. Mais, quand intervient la force mécanique, elle ne se sent plus. A mesure que l’engin se perfectionne, il est moins indicatif de sa fonction, comme l’a très justement noté, dans une page célèbre, M. Sully Prudhomme. Son obéissance aux lois de la nature est moins visible. La loi qui régit l’horloge à poids est la pesanteur, et cette loi est moins visible que la loi de révolution du soleil. Puis vient la loi mécanique du ressort spiral, et cette loi est encore moins visible que celle de la pesanteur. La pendule ne peut plus prendre la fière devise du cadran solaire : Me lumen, vos umbra regit, car ce qui la régit, c’est simplement un ressort. Plus l’organisme est délicat et compliqué, plus il se fait petit, plus il se cache, moins il donne de spectacle à nos yeux, et par là d’aliment à notre rêve. Tout pas en avant nous écarte de la nature. Tout progrès nous coûte une vision. La vieille horloge faisait du bruit dans sa cage comme un oiseau familier. Le feu de bois parlait dans la cheminée. C’était là des voix de la maison, répondant aux voix extérieures de la