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Pour rattacher le sentiment religieux à l’évolution économique, on a prétendu que ce sentiment était le « besoin économique renversé. » Le sentiment religieux varie, dit-on, en raison inverse du bien-être matériel : on est d’autant plus mystique qu’on est plus misérable ; les périodes de calamité sont des périodes de foi ; le sentiment religieux est donc « le substitut du besoin économique[1]. » — Non, mais ce sentiment est une consolation de la misère, laquelle enveloppe toujours une forte part d’injustice sociale ; les âmes cherchent alors tine compensation idéale aux souffrances matérielles, une raison d’espérance au milieu de la réalité désespérante ; quoi de plus simple psychologiquement ? Ce n’est pas un motif pour changer le besoin d’idéal en besoin économique, pas même en « substitut » de ce besoin. En dépit du matérialisme historique, les hommes ne sont pas seulement unis ou divisés par des intérêts de production ou de consommation ; ils sont unis ou divisés par des « idées. » De leurs croyances dérivent des modes particuliers de groupemens, souvent plus forts et plus durables que ceux qui naissent de besoins matériels. Une association de puritains est aussi sociale et l’est même plus qu’une association coopérative de boulangerie. — La question religieuse n’est pas une question économique.

Le développement de l’esthétique et celui de la philosophie sont encore plus impossibles à expliquer par le matérialisme de Marx : l’art et la spéculation métaphysique ont, en effet, un caractère essentiellement désintéressé. Aussi doutons-nous que M. Kautsky, le marxiste bien connu, ait logiquement déduit les croyances pessimistes de Schopenhauer de sa condition de « rentier inquiet et poltron ; » tout comme il est douteux que M. Lafargue ait solidement rattaché le dogme de l’Immaculée Conception à l’infrastructure économique. Un marxiste réformé, M. Labriola, s’est écrié dans un moment de franchise : « Seuls les niais pourraient réduire l’histoire des arts à l’arithmétique commerciale et croire qu’ils interprètent la Divine Comédie en l’illustrant avec les factures des marchands florentins. » La question esthétique n’est pas une question économique.

Quant à la morale, objet principal du débat, elle renferme une partie philosophique et esthétique en même temps que religieuse ; elle a une portée universelle et désintéressée qui l’élève

  1. Lacour, De l’Histoire considérée comme science, p. 126.