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de la « superstructure » et laisse les fondations telles quelles, demeure elle-même superficielle et trop souvent infructueuse : la justice complète, non la simple charité, doit être la maîtresse de la vie sociale. Mais il reste à savoir si le collectivisme se fait une idée exacte de la justice, surtout quand il la nie. Autre chose est de faire la critique des maux actuels, tâche facile, autre chose de dessiner la société future. Les maux du présent n’impliquent pas que le remède soit de tout bouleverser, ni de tout remettre à l’Etat, et de supprimer la bienfaisance privée. En France, aujourd’hui, c’est elle qui soulage la plupart des misères. En Angleterre, la taxe des pauvres a représenté annuellement jusqu’à 250 millions à payer par les contribuables, sans grand résultat pour les malheureux ; en France, le budget de l’Etat ne contient que quelques millions pour le même objet, et les communes, en dehors de Paris, pour subvenir aux dépenses des bureaux de bienfaisance (analogues à celles auxquelles pourvoit la taxe anglaise des pauvres), ne déboursent sur leurs propres fonds que 12 millions environ. Et cependant la lutte contre la misère est chez nous très grande. C’est dire que, dans notre pays, où l’on est trop prompt à se dénigrer, le pauvre est le plus souvent soulagé par les institutions de charité libres et par les simples citoyens, qui accomplissent leur devoir. C’est un grand honneur pour notre pays et l’un des traits qui donnent le plus de confiance « en sa bonne santé morale[1]. »

Quand l’assistance oblige seulement l’Etat et prend pour l’individu la forme du simple droit social à l’assistance, sans devoir moral corrélatif, elle ne donne que de médiocres résultats, parce qu’elle favorise l’imprévoyance et la paresse. On a constaté que, plus les œuvres aumônières se développent dans un pays, plus la mendicité augmente. Lorsque Bonaparte supprima à Rome les confréries qui se vouaient aux œuvres d’assistance, on vit immédiatement travailler des gens qui, la veille, tendaient la main ou se confiaient à l’Eglise et au couvent. En Suède, plusieurs districts, où l’assistance en nature et en argent était considérable, avaient fini peu à peu par abandonner la culture des champs. La population tout entière, sans avoir lu M. Lafargue, avait renoncé au travail, aimant mieux se faire entretenir et nourrir par les hospices et les paroisses que de peiner pour gagner sa vie. On

  1. M. Aynard.