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l’assurance obligatoire, on voit que tous ceux des métiers qui ont un caractère vraiment productif ont aussi un caractère pénible et entraînent des risques sérieux[1].

Loin de compter sur la diminution de l’effort moral dans les sociétés futures, sur la spontanéité absolue du travail et de toutes les vertus, rappelons-nous, au contraire, que le sentiment du devoir perd de sa force à mesure que s’élargit, s’éloigne et devient plus abstraite la société envers laquelle l’individu se sent obligé. Tel homme, par exemple, qui aurait travaillé au sein d’une petite association et sous une surveillance immédiate, ne travaillera plus, s’il voit son effort perdu dans une collectivité trop vaste, pour un résultat trop lointain. Les crimes et délits de toutes sortes augmentent dans les villes, où l’on se sent comme isolé, protégé contre l’œil des voisins et contre l’opinion de tous. Les crimes augmentent aussi dans les pays d’émigration. Voyez encore avec quelle facilité tel homme, incapable de voler cinq centimes dans la poche de son voisin, volera par fraude cent francs ou mille francs dans la poche de l’État ! Demandez aux grandes entreprises industrielles ce qu’elles pensent du phénomène appelé familièrement coulage. A mesure que l’objet de l’obligation s’impersonnalise, si on peut parler ainsi, l’obligation elle-même perd de sa netteté et de sa force. La morale nous ordonne avec raison d’aimer notre « prochain, » mais ce qui est plus beau encore et plus difficile, c’est d’aimer son « lointain, » un Cafre par exemple ou un Maori. Un Anglais même se prétend si loin d’un Boer !

On a remarqué que, jusqu’ici, les seules sociétés communistes qui aient existé et surtout réussi n’ont été que de petites associations, notamment dans les États-Unis d’Amérique[2]. Le moine travaille bien pour son couvent, — d’autant plus qu’il espère gagner le paradis à la fin de ses jours, — mais si le couvent devient la terre entière, sans autre paradis que ladite terre, le zèle risque fort de faiblir. M. F.-S. Nitti a calculé que, dans une nation parvenue à un régime communiste parfait et comprenant vingt millions d’ouvriers qui travaillent huit heures par jour, chaque

  1. Quand même l’humanité future aurait, grâce aux Berthelot de l’avenir, de quoi alimenter une population toujours croissante, il resterait à savoir où elle la logerait. On a calculé que, au taux d’accroissement de 1 pour 100, la terre porterait, dans douze cents ans, un homme par mètre carré. Il faudrait donc conquérir les airs et multiplier les tours de Babel, ce qui sans doute exigerait quelque labeur au milieu de la grande orgie collectiviste.
  2. Voir James, Communism in America.