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jouir sera le seul emploi possible de la richesse et de la vie même. Il est douteux qu’un pareil idéal soit vraiment celui de l’humanité. Supprimer l’épargne ou ne la laisser subsister que pour des bombances prochaines, c’est faire rétrograder l’homme vers l’animal : ne pouvant faire l’ange, il fera la bête. La dignité humaine disparaît dans une forme de collectivisme qui ramène tout à une question d’estomac. L’un des chefs ne disait-il pas, en France : « Nous sommes le parti du ventre[1] ? »

Moins utopiste au fond que nos communistes actuels, Fourier admettait la perpétuelle nécessité du travail, mais il espérait le rendre pour tous et toujours « attrayant ; » lui aussi aboutissait à remplacer le devoir moral par la jouissance. Il partait de ce principe que « le travail fait les délices de diverses créatures, comme castors, abeilles, guêpes, fourmis, qui sont pleinement libres de préférer l’inertie (!) » Puis donc que les castors travaillent par pur plaisir, pourquoi l’homme ne travaillerait-il pas de même ? Le moyen est bien simple : il n’y a qu’à varier le travail et à changer d’occupation dix fois par jour. Voici la journée du riche « Mondor. » Après s’être couché à 10 heures du soir, il se lève à 3 heures et demie du matin ! Vous trouvez l’heure un peu matinale, mais Fourier était tellement persuadé que le travail deviendrait un plaisir, qu’il en tirait cette conclusion : — Le travail ne fatiguera plus, il reposera plutôt ; on n’aura donc guère besoin de sommeil ! C’est pourquoi, dans son monastère, il sonne le réveil universel à 3 heures et demie du matin. O illusion des systèmes qui croient commander à la nature ! A 4 heures, Mondor est déjà au « cours du lever public » et il écoute « la chronique de la nuit ! » A 4 heures et demie, premier repas, suivi de la « parade industrielle ; » à 5 heures et demie, séance au groupe de la chasse ; à 7 heures, au groupe de la pêche ; à 8 heures, déjeuner et lecture des gazettes ; à 9 heures, séance à un

  1. M. G. Deville (Principes socialistes, p. XXIII) dit avec raison qu’il ne faut pas attacher trop d’importance théorique au mot fameux de M. Guesde, qui, selon lui, n’avait d’autre but que d’agir sur le peuple en lui parlant le langage propre à l’entraîner. « Il n’y a, dans la phrase reproduite plus haut, que l’indication du mobile jugé de nature à avoir action sur la masse à mouvoir. » Nous craignons que M. Deville et M. Guesde ne calomnient involontairement le peuple, surtout le peuple français (celui dont Heine disait qu’il fut toujours mené par des idées), s’ils croient que le grand procédé de l’éloquence est de s’adresser à son ventre. S’il en était vraiment ainsi, comment le règne collectiviste du peuple serait-il, comme on nous le promet, je ne dis pas celui de la fraternité et de la justice, mots « vieillis, » mais celui de la paix et de la félicité ?