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De Grasse perd donc trois fois, en moins d’un an, l’occasion de combattre la flotte anglaise avec une supériorité écrasante. Il néglige l’objectif stratégique, qui est la liberté de la mer, la possession certaine de la grande voie de communication, pour s’hypnotiser sur le but, qui est le débarquement et la prise de possession du territoire. En cela, de Grasse est bien Français ; j’ajouterais volontiers qu’il est bien soldat. Presque tous les Français renferment un soldat, bien peu cachent un marin.


Morale. — L’amiral anglais Rodney rallie son avant-garde, et le 12 avril 1782, dans la célèbre bataille navale des Saintes, de Grasse, cinq vaisseaux français, tout le train de l’artillerie destiné à réduire la Jamaïque tombent entre les mains de l’ennemi. L’expédition projetée avorte naturellement ; toutes les îles précédemment conquises par la prudente tactique des Alliés se détachent comme des fruits mûrs, et deviennent une proie facile pour ceux qui ont su se rendre maîtres de la mer des Antilles.


Seize ans plus tard, le gouvernement de la République confie à Bonaparte une mission grandiose. Il s’agit de conquérir l’Égypte et d’en faire un point d’appui pour combattre les Anglais dans l’Inde.

Après avoir providentiellement échappé aux actives investigations de Nelson parcourant en tous sens la Méditerranée, l’énorme convoi de 200 voiles que conduisait Brueys arrive le 30 juin 1798 en vue d’Alexandrie. L’escadre anglaise a quitté ces parages depuis quarante-huit heures à peine. Dès le lendemain, le général en chef de l’armée d’Italie met le pied sur la vieille terre des Pharaons, à la tête d’une armée qui a déjà débordé au delà du Rhin et de l’Adige. L’obstacle est vaincu.

Mais la flotte de Brueys est mal équipée et mal armée ; bien avant le départ de Toulon, on y a constaté de « nombreux déficits en gens de mer ; » tous les équipages sont incomplets ; ils se ressentent, au point de vue de la discipline, des influences néfastes des clubs de la Terreur. Leurs officiers, recrutés à la hâte dans la marine marchande, sont à coup sûr « d’un civisme éprouvé, » mais ils sont ignorans ou incapables comme militaires. « L’escadre française manque de manœuvriers, » écrivait son chef.

Bref, après l’éclatante victoire des Pyramides, la conquête du Caire et de la haute Égypte, la base d’opération la plus indispensable pour une expédition lointaine vient à manquer à la suite du désastre de la