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de l’écrivain polonais, si sincère qu’il soit, se ressent trop de l’atmosphère de doute qu’il doit avoir traversée : il n’a point, malheureusement, la chaleur convaincante de l’évangélisme du comte Tolstoï, et je crains que le souffle religieux qui anime Quo vadis ? de même que celui qui anime les Martyrs de Chateaubriand, n’émeuve les lecteurs sans les convertir ; tandis que, au contraire, le patriotisme des Chevaliers de la Croix est si profond et si ingénu, il se mêle si étroitement à la vision des faits, que personne, à coup sûr, parmi les lecteurs du roman, ne pourra s’empêcher d’en subir l’influence. Et d’ailleurs son action a déjà commencé : car des Russes d’une bonne foi et d’une impartialité parfaites m’ont affirmé que rien n’avait autant contribué que les romans nationaux de M. Sienkiewicz à effacer, dans l’opinion russe, mille vieilles préventions contre les Polonais.

Par là s’explique la popularité de ces romans. Et leur haute valeur littéraire vient, surtout, de ce qu’ils ne sont pas des romans, mais des poèmes, de vastes épopées héroïques, d’un genre dont M. Sienkiewicz est certainement seul aujourd’hui, en Europe, à garder le secret. Les Chevaliers de la Croix, par exemple, sont si peu un roman que le personnage principal a le temps de se marier, de devenir veuf, de se remarier, et de sortir tout à fait de la scène, avant que s’engage l’action principale. L’auteur s’amuse à nous raconter ses amours, à nous décrire ses combats, à incarner en lui la vie et les sentimens de la jeunesse polonaise, dans l’attente d’une guerre inévitable, mais sans cesse ajournée ; et, quand enfin la guerre commence, le jeune Zbyszko disparaît à nos yeux, confondu dans la masse de l’armée polonaise. Les Chevaliers de la Croix n’ont en vérité qu’un seul sujets la guerre des deux races polonaise et allemande : et ces deux races en sont les deux seuls héros. Jamais non plus M. Sienkiewicz ne s’occupe de composer son récit au point de vue du développement des caractères : il abandonne ses personnages et de nouveau les prend, suivant qu’il en a plus ou moins besoin pour le développement de la grande lutte qu’il a résolu de nous raconter. À quelque point de vue qu’on le considère, son roman est avant tout un poème épique ; il en a l’ampleur et il en a la lenteur, nous faisant assister à une foule de combats, de fêtes, de récits et de discussions. Non que M. Sienkiewicz ignore toute autre manière d’écrire un roman : il est, au contraire, si habile écrivain, que l’excès d’adresse est un des seuls reproches qu’on ait pu lui faire. Mais, de même qu’il a mis son adresse, dans d’autres livres, à nouer une intrigue ou à démontrer une thèse morale, il la met ici à varier, à orner, à revêtir d’un riche et brillant appareil historique les naïves