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gère. Apparemment, les dons nécessaires au travail du poète supposent une hérédité lointaine et non troublée. C’est une manière de paradoxe que tant d’étrangers se mêlent de régenter notre langue et d’enseigner aux oreilles françaises l’exacte sonorité de nos syllabes et le charme secret de nos rythmes. On voit combien d’élémens disparates sont rapprochés plutôt que fondus dans cette école. C’en est une des marques distinctives. Aussi bien, puisqu’il s’agissait de secouer un joug devenu trop pesant, il était inévitable que le règne d’une discipline étroite fît place à une sorte d’anarchie et qu’on assistât à une abondante éclosion d’individualisme.

Toutefois, et c’est ce qui importe, le mouvement symboliste a sa signification générale. Il a fait subir à la poésie un travail analogue à celui qui, vers le même temps, s’opérait dans tous les arts. Notons en effet qu’il est contemporain de ce qu’on a appelé en peinture l’impressionnisme. Et, si l’impressionnisme a consisté à sacrifier la ligne à la couleur, et dans la couleur à distinguer des nuances encore inaperçues, à saisir l’action des reflets, à remplacer les larges partis pris par le papillotement du pointillé, on aperçoit ce que peut être une poésie impressionniste. Il est contemporain de la diffusion des théories wagnériennes. Écoutez l’exégète de l’œuvre de M. Ghil : « L’œuvre est une. De même que tous les volumes se relient les uns aux autres, se font suite et se pénètrent par l’idée générale et les motifs musicaux comme les instans d’un drame lyrique, de même tous les poèmes sont solidaires et se complètent, voix multiples pour un dire unique… Le rêve scientifique domine cette œuvre où l’auteur, dans son écriture, veut synthétiser les différentes formes d’art, littéraire, musical, pictural et plastique. Et, M. René Ghil procédant, bien plus qu’en littérateur, en compositeur, il faudrait le comprendre comme le musicien verbal d’un grand drame où se fait, avec seulement des mots auxquels, il est vrai, il prétend donner des significations orchestrales, une synthèse à la fois biologique, historique et philosophique de l’homme depuis les origines. » Le souci de wagnériser va ici jusqu’à une puérile imitation des procédés extérieurs. Sans atteindre à ce degré d’affectation, il sera sensible chez plusieurs des poètes de l’école. Les premières revues symbolistes ont été en même temps wagnériennes. C’est un même courant qui se fait partout sentir, et que nous avons à suivre dans le domaine spécial de la poésie.

Or ce que marque la date de 1880, c’est l’apogée des doctrines réalistes en littérature. Le naturalisme triomphe dans le roman et il va faire son apparition au théâtre. La poésie n’a pu, dans son