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divisions factices, si l’on oublie les motifs historiques et traditionnels du morcellement politique de l’Europe pour y chercher en vain je ne sais quel fondement rationnel, et si l’on en vient peu à peu, faute de trouver ce fondement, à nier la légitimité même des frontières, alors, sous les apparences d’un humanitarisme dont la largeur n’a d’autres limites que les bornes mêmes de l’univers, c’est l’individualisme qui se déchaîne. Il y a une monnaie courante de sacrifices qui s’impose aux citoyens d’une même patrie : et l’idée même de patrie implique, de la part des êtres qu’elle rapproche et qu’elle enveloppe, des devoirs, des immolations, des abdications, un certain effacement du sens propre, et la reconnaissance d’une hiérarchie mettant en leur juste place leurs personnalités respectives et la grande personnalité de la nation. Supprimez cette forme concrète du lien social, et vous arriverez à une dernière étape, sorte de point d’aboutissement de l’anarchisme intellectuel, où le cerveau de l’individu reconnaît et salue sa vraie patrie partout où l’on pense comme lui, partout où ses idées rencontrent des courtisans et ne se heurtent à nulle entrave. La patrie, alors, ne serait plus un être antérieur et supérieur à nous, mais une sorte de cadre abstrait, créé par chacun de nous et spécial pour chacun de nous, notre libre cervelle se ferait la patrie qu’elle voudrait ; et cette patrie ainsi conçue, expansion fortuite de notre personnalité, serait une flatterie pour notre égoïsme, au lieu d’en être une compression.

Et ces conclusions lointaines sont si contraires à la nature des choses et si contraires à l’histoire, qu’on met quelque temps à en discerner l’inévitable avènement ; vous les entrevoyez, pourtant, dès 1867, dans cette lettre qu’écrivait à Macé François Favre, directeur du Monde Maçonnique : « Je suis de mon opinion, disait-il, avant d’être de mon pays, si cette opinion me paraît appuyée sur la vérité et la justice. Je ne soutiendrai jamais ni l’esclavage ni le despotisme par amour ou par amour-propre national ; et je vous avoue, sans peine et sans honte, que je serais plus heureux et plus fier d’être citoyen américain que sujet français. Si nous adoptons au hasard une opinion égoïste, individuelle, intéressée, à la bonne heure ; mais, si nous n’avons d’autres désirs que la recherche de la vérité, l’établissement de la liberté et de la justice, nous sommes ou nous devons rester hommes avant d’être Français. » Et cela revenait à dire, — le publiciste François Favre en avait-il conscience ? — que ce que