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retenti aux quatre coins du monde ; et les chants d’allégresse d’un chœur de vingt-cinq millions d’hommes libres ont réveillé des peuples ensevelis dans un long esclavage. Quelle leçon pour les despotes, quelle consolation pour les peuples infortunés, quand nous leur apprendrons que la première nation de l’Europe, en rassemblant ses bannières, nous a donné le signal du bonheur de la France et des deux mondes. » Ainsi parlait Anacharsis Clootz devant l’Assemblée constituante en y guidant, le 19 juin 1790, le singulier cortège des délégués improvisés des peuples étrangers. Il se trompait lorsque, prophète de cosmopolitisme, il escomptait pour l’avènement de son rêve le concours de ces vingt-cinq millions d’atomes dont il annonçait l’éveil à la vie ! Ces atomes, devenus d’activés monades, allaient se grouper suivant leurs instincts historiques et hérisser de nationalités le sol de l’Europe ; et volontiers trouverions-nous un symbole de cette histoire dans le rapprochement entre Emmanuel Kant, applaudissant à la portée universelle de la Déclaration des Droits, et Fichte, son disciple, surexcitant, moins de vingt ans après, l’esprit national de l’Allemagne. Allons plus loin : Napoléon, promenant en Allemagne les conquêtes révolutionnaires, agissait au nom de l’humanité, qui s’identifiait pour lui avec l’impérialisme français, avec ce qu’on pourrait appeler « la plus grande France, » comme d’autres disent « la plus grande Angleterre ; » Fichte, repoussant les conséquences politiques de l’invasion de sa patrie, agissait au nom de l’idée de nationalité, qui s’identifiait pour lui avec l’unité germanique, avec ce qu’on pourrait appeler « la plus grande Allemagne. » Et l’empereur et le philosophe, ainsi poussés vers des conclusions qui s’entre-choquaient, étaient l’un et l’autre les serviteurs consciens et sincères des mêmes principes révolutionnaires. L’Europe, en vérité, était plus compliquée que les Jacobins ne l’avaient cru.

Ce furent les rois eux-mêmes qui, durant quelques années, semblèrent prendre à tâche de rendre quelque crédit à la cartographie jacobine. Les poésies de Déranger ou les paragraphes de Paul-Louis Courier sur la sainte alliance des peuples, c’est l’esprit jacobin mis en chansons parfois mauvaises, ou bien en prose toujours excellente ; et la Sainte-Alliance des rois semblait justifier les vers du premier comme les pamphlets du second. Mais il suffisait que la Sainte-Alliance des rois eût la vie courte, pour que celle des peuples fût ajournée, même oubliée ; et c’est ce qui arriva.