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leur avant-garde jusqu’aux conséquences les plus extrêmes, et surprendre alors les vraies ou les fausses pudeurs qui les accueillent à cet ultime point d’arrivée ; noter enfin, lorsqu’il est possible, l’assidu travail de nos rivaux pour leur creuser un sillon toujours plus large et toujours plus audacieux, tel est l’objet de cette suite d’études.


I

L’imagination révolutionnaire des Jacobins simplifiait étrangement la carte de l’Europe ; elle faisait bon marché des précédens historiques, des antagonismes traditionnels, de toutes les données, en un mot, sur lesquelles reposait, à la fin du XVIIIe siècle, l’apprentissage du parfait diplomate. Elle répartissait l’Europe en deux camps : d’une part, une perverse élite, les rois, produits naturels de cette dépravation qu’avait créée l’état de société ; d’autre part, une innombrable masse humaine qui, dans l’état de nature, était bonne, pacifique, harmonieusement unie, et qui n’avait commencé de se morceler et continué de s’entre-déchirer que par le fait des rois. Une fois disparu le premier de ces deux camps, la paix régnerait, garante d’une félicité universelle. « Il ne s’agit plus maintenant de guerres de nation à nation, lisait-on, dès le mois de mai 1791, dans le journal les Révolutions de Paris ; puisque les rois ont toujours été d’accord pour despotiser les peuples, les peuples sont maintenant d’accord pour détroniser les despotes. » Le 20 juin 1790, à la fête anniversaire du serment du Jeu de Paume, « M. Danton dit que le patriotisme ne devait avoir d’autres bornes que l’univers : il proposait de boire à la santé, à la liberté, au bonheur de l’univers entier. » Il est vrai que le même Danton, deux ans après, dirigeait la résistance de la patrie contre le reste de l’univers. Mais le reste de l’univers, pour lui, c’étaient les rois et leurs troupes d’esclaves ; ni les peuples maîtres de leurs destins ne seraient les ennemis de la France, ni la France leur ennemie. Il suffisait de faire chanceler les pieds de quelques trônes ou les têtes de quelques rois, et l’universelle fraternité s’épanouirait.

Mais les peuples voisins, à cette heure d’histoire, n’étaient pas parvenus au même point de développement que le nôtre. Tandis que chez nous les idées de liberté sapaient les assises d’une royauté centralisatrice, elles achevaient d’ébranler chez eux la