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Mékong se répand superbement et baigne l’île Isabelle, gracieusement baptisée de mon nom par M. le lieutenant Simon, le chef savant et distingué de la mission hydrographique du haut Mékong. Il est d’usage sur le haut Mékong que toute pirogue qui porte un Français arbore notre drapeau ; et c’était pour moi une joie enfantine et une petite fierté de songer que nos trois couleurs flottaient une fois de plus dans ces hautes régions ! Je me souvenais d’une émotion analogue éprouvée au Liban : chaque Européen a coutume d’y abriter sa tente sous son drapeau national ; et lorsque, au premier jour, en arrivant à l’étape, j’ai aperçu nos trois couleurs battant au vent pour une humble femme, je crois vraiment que les larmes me sont venues aux yeux. Ce sont là joies de voyageur et d’autant plus intenses qu’on est plus loin et plus seul.

Aussitôt sortis de la plaine de Xieng-Sen, les rapides, les Kengs, comme on les nomme, commencent et se succèdent. Le Keng-Pakantoun, qui m’a été signalé comme le plus grand des rapides de cette première journée, me serait difficile à reconnaître parmi les autres, si un petit monument commémoratif ne le distinguait. Un fils de roi de Vien-Tian est mort en ce lieu, dans un combat contre les Hos ; et sur une grosse pierre, à peu près à l’état de nature, dressée à côté de pierres semblables, est représenté un personnage debout, en haut relief grossièrement sculpté.

Le soir, même j’arrivais à Xieng-Khong. Sur la rive française, le village de Ban-Houé-Saï[1], en face de Xieng-Khong, est pittoresquement perché sur une éminence. De très loin, on croirait voir une ville fortifiée importante, dressée sur sa falaise, en un coude du fleuve ; et, à mesure qu’on approche, on ne distingue plus que quelques maisons, dont l’une porte le pavillon français. C’est celle du commissaire du gouvernement, dont le commissariat est maintenant transféré à Vien-Poukha[2], à dix journées dans l’intérieur. Notre drapeau flottait également au-dessus de Xieng-Khong, sur la rive droite. Une douzaine de femmes khas, tout habillées de bleu foncé, le coupe-coupe ou le bâton à la main, couraient, à la queue leu leu, montant et descendant allègrement la haute berge. Je les prenais pour de gentils miliciens.

Le commissaire, M. Marolles, m’attendait, tout fier d’une

  1. Ban veut dire village.
  2. Vien signifie fort.