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Nous passons ensemble toute une journée en promenades et en fêtes, et dès le matin nous partons avec des coolies armés de coupe-coupe, sabres laotiens, pour débroussailler la route qui même au grand Tât[1]. Du haut de son mamelon, la vieille pagode domine tout le pays de Xieng-Sen. Peu de villes comptent autant de ruines perdues dans la grande brousse. On a compté soixante-quinze pagodes dans l’enceinte de la ville et soixante-cinq dans le voisinage. On aperçoit de-ci, de-là, des vestiges dorés et sculptés, de nombreuses statues de Bouddha entassées, abandonnées sous la végétation envahissante. Ce sont des Bouddha-Niouen, aux longues oreilles. Les plus beaux sont si lourds, qu’il est impossible au collectionneur de céder à la tentation.

Le soir, il y a grand boun, concert laotien, auquel se presse toute la population, très curieuse de contempler la « madame Française » qui a traversé les pays hantés, les grandes forêts infestées de fauves et la plaine des pirates, toute la région où ce doux peuple n’oserait se rendre qu’en troupe. Aussi, le soir, sur les keuh, les harpes laotiennes, à tuyaux de bambou de deux et trois mètres de longueur, ou sur les flûtes en bambou des Khas-Moussouk, pirates descendus du nord, improvise-t-on des strophes en mon honneur, tandis que nous devisons du Laos, du Mékong et des rapides qui m’attendent. La musique laotienne, douce et un peu monotone, est beaucoup plus harmonieuse que la musique annamite, toujours criarde. Chanteurs-improvisateurs et musiciens viennent faire boun (fête), à la voyageuse comme ils le feraient à tout autre personnage qu’ils voudraient honorer. Celui-ci d’ailleurs, pas plus que les assistans, n’est obligé de les écouter : on cause, on rit, on s’amuse ; c’est boun enfin, et c’est tout ce qu’il faut.. La partie la plus originale de ce que nous appelons pompeusement le concert, c’est le duo, improvisé comme tous les chants laotiens, entre un jeune homme et une jeune fille. Ils sont assis à terre, comme tout l’auditoire. Ils s’approchent dans des mouvemens de balancement, avec des gestes accompagnés de chants, tournent à demi l’un autour de l’autre, agitant dans leurs mains de minuscules petites bougies, qui éveillent une ressouvenance de feux follets, et donnent à ce jeu une grâce, une originalité qui n’est pas sans charmes.

Le lendemain, je quittais la large plaine de Xieng-Sen, où le

  1. Pagode.