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s’ils nous paraissent coupables, mais s’ils ont cru l’être. Les émigrés ne croyaient pas l’être.

Mais, s’il n’est pas juste de les dire criminels, il est certain qu’ils furent insensés. Comment des hommes ont-ils pu méconnaître à ce point la puissance de la force qu’ils prétendaient réduire ? Comment ne comprirent-ils pas que, pour disputer la place, il faut d’abord ne pas l’abandonner ? En France, chaque seigneur, chaque magistrat, chaque prélat, gardait autour de lui, malgré les nouveautés et par les mœurs, une certaine influence de rang, de richesse, de services rendus ou espérés, restes de puissances contre la démagogie. Voulût-on en appeler aux armes, c’est en France encore qu’étaient les champs de bataille. Les insurrections de la Vendée, de la Bretagne, du Calvados, de Lyon, du Midi causèrent à la République d’autres soucis que l’armée des Princes. Elles prouvèrent que, pour trouver des armées parmi les mécontens de toute classe et de toute région, il eût suffi aux émigrés d’attendre. Ils auraient fourni à ces tentatives qui ne surent pas se concerter la force d’unité qui est dans toute noblesse ; ils auraient, noblesse militaire, organisé ces soldats qui manquèrent de chefs. Au lieu de fortifier ces révoltes, ils les avaient affaiblies d’avance, car le grand argument contre elles fut qu’alliées aux émigrés, elles étaient complices de l’étranger. Non seulement les émigrés renonçaient à toutes les influences traditionnelles qui, sur la terre natale, faisaient de chacun d’eux une autorité, et n’emportaient que leur valeur d’individus, et leur force de nombre ; non seulement les 120 000 nobles, qui, demeurés sur leurs terres restaient des chefs, ne furent plus, la frontière franchie, que des fugitifs ; non seulement les 12 000 officiers qui formèrent l’armée des princes ne furent plus que 12 000 soldats ; non seulement, par ce saut démesuré hors de la Révolution, ils semblaient, après avoir les premiers réclamé un régime nouveau, abandonner, par représailles contre les abus commis, les réformes acquises, se donnaient l’air de revenir à tout l’ancien régime, et s’aliénaient par là une grande partie des Français qui détestait comme eux les excès ; mais surtout, hors d’état de vaincre par leurs propres forces les obstacles qu’ils avaient élevés contre eux-mêmes, ils étaient réduits à faire dès le premier jour appel à l’Europe, à guider les armées étrangères, eux défenseurs nés du sol natal, à imprimer à leur cause la flétrissure d’une alliance que la France ne pardonna jamais à personne.