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le premier indice d’une complication qui allait faire le grand embarras et par moment le désespoir de cette longue négociation : la nécessité, à chaque pas qui serait fait, d’en donner connaissance et même d’en rendre compte à trois parlemens à la fois (Bruxelles, Londres et Paris) du haut de trois tribunes et devant une opposition toujours curieuse et souvent passionnée : il fallait négocier ainsi, au grand jour, à haute voix, portes ouvertes, dans une atmosphère traversée par les courans d’air enflammés de toutes les passions politiques. Mis à pareille épreuve, je doute que les célèbres diplomates de Munster, d’Utrecht et de Vienne eussent pu mener leur tâche à fin.

Mais il y avait un danger plus grave encore pour le maintien de la paix que ni Louis-Philippe ni Talleyrand n’auraient pu prévenir : c’était l’attitude avouée de patron et de protecteur de toutes les passions révolutionnaires en Europe, prise par le héros, le triomphateur des grandes journées, celui qui se vantait d’avoir mis le roi sur le trône et qui, à ce titre, aurait trouvé assez naturel de régner lui-même sous son nom. La position dominante encore occupée par La Fayette était sous ce rapport, comme sous bien d’autres, le grand embarras de la situation et peut-être a-t-on aujourd’hui quelque peine à la comprendre. Comment expliquer, en effet, ce retour de fortune inattendu qui ramenait, après trente ans de retraite et d’oubli, un revenant de 1789, porté par le même courant de faveur populaire qui avait autrefois salué sa jeunesse ? Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que c’était bien, malgré le temps écoulé, toujours le même homme, avec le même mélange déjà éprouvé de nobles qualités et de puériles illusions préparant de déplorables faiblesses.

On raconte que Charles X se plaisait à dire : « Il n’y a que deux hommes en France qui n’aient pas changé : M. de La Fayette et moi. »

L’assimilation était juste ; il n’y avait entre ces deux octogénaires qu’une différence, c’est que l’un aurait voulu arrêter l’histoire de France là où l’autre croyait devoir la commencer, mais, à cela près, c’étaient deux émigrés de dates et de causes opposées, n’ayant pas plus l’un que l’autre, suivant la formule bien connue, rien appris ni rien oublié. Rien de ce qui s’était passé sous les yeux de La Fayette pendant ces longues années, rien de ce qui l’avait atteint lui-même, — ni cette lamentable journée du 6 octobre où il avait dû ramener en captif, de Versailles, le roi