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échappe. En présence d’un riche impertinent, qui, pour humilier la pauvreté du poète, fait sonner sa fortune, il ne peut retenir un soubresaut de colère. « Ce que tu es, lui dit-il, tout le monde peut le devenir. Ce que je suis, tu ne le seras jamais. » Par momens aussi, on sent que le méchant métier qu’il fait lui pèse ; il se compare à un esclave, et trouve que l’esclave est plus libre que lui. Il dépeint avec un accent de profond regret le bonheur d’une existence indépendante : c’est le plus grand des biens, et celui qu’il a le moins connu ; et il nous montre qu’il n’ignore pas comment on peut se le procurer. « Tu seras libre, dit-il à un ami, si tu renonces à dîner chez les autres, si tu te contentes, quand tu as soif, d’un mauvais verre de vin de Véies, si tu n’as pas besoin quand tu as faim, qu’on te serve dans des plats d’argent et d’or, si tu ne rougis pas de porter une toge aussi usée que la mienne, si tu peux satisfaire tes caprices d’amour avec une de ces femmes qu’on se procure pour deux as, si ton orgueil consent à ne passer sous l’humble porte de ton logis, qu’en baissant la tête. Tâche d’avoir assez de force d’âme, assez d’empire sur toi-même, pour accepter cette façon de vivre, et tu seras plus libre que le roi des Parthes. »

Il faut donc nous figurer que, malgré la complaisance qu’apportait Martial à remplir toutes les obligations de son rôle de flatteur et de solliciteur, la patience lui a quelquefois manqué, qu’il éprouvait par momens des velléités de résistance et quelque désir d’échapper à la servitude qu’il s’était imposée. Ces tentatives de révolte ont dû, avec l’âge, devenir plus fréquentes : il y a des professions qui s’accommodent mal de la vieillesse. On sent qu’à mesure que Martial prend des années, sa gaîté grimace, ses plaisanteries s’alourdissent, ses légèretés paraissent moins naturelles et plus déplaisantes ; en même temps ses forces physiques diminuent, la nécessité de se lever avant le jour pour aller saluer le patron lui semble de plus en plus insupportable ; ce sont des plaintes qui ne finissent pas sur ces promenades matinales qui causent tant de fatigues et rapportent si peu de profit. Plus d’une fois, il avait songé à trouver quelque moyen de s’y soustraire. Le plus simple était de quitter Rome et d’aller s’enterrer dans quelque ville de province, où la vie est moins chère. En 88, un voyage qu’il fit dans la haute Italie lui donna un moment la pensée de se fixer à Ravenne, à Aquilée ou à Altinum. « Vous serez, disait-il à ces villes hospitalières, le repos et le port de ma vieil-