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soient contraires, qu’il est bien au fond de la même école que son ami. Nous avons vu qu’il professait, comme lui, la haine des grandes épopées mythologiques, et que c’est la raison qu’il donne pour expliquer qu’il se soit mis à faire des vers. Il lui en est resté une rancune amère contre la mythologie ; jamais il ne parle d’aucun dieu, même des plus grands, sans laisser échapper quelque irrévérence, et il a toujours un ton d’ironie quand il raconte les légendes les plus respectables. On ne peut guère douter non plus qu’il ne partage le goût de Martial pour tout ce qui est la vérité et la vie ; mais, comme il va volontiers à l’extrême, ce n’est pas tant l’expression vraie qu’il aime que l’expression crue. Je ne crois pas qu’il y ait, dans la littérature latine, un tableau d’une réalité plus repoussante que celui de la vieillesse, dans la dixième satire. Seulement, le réalisme de Juvénal a quelque chose de violent et d’outré, tandis que celui de Martial consiste simplement à voir les choses comme elles sont, et à les dire comme il les voit. C’est que Juvénal avait été trop longtemps l’élève et l’émule des rhéteurs ; le pli était pris, quand il donna son congé à la rhétorique ; il voulut l’abandonner, mais elle ne le quitta pas. Elle se montre chez lui par l’ampleur et l’emphase dans les développemens, par les exagérations du langage, par une chaleur un peu extérieure et factice, surtout par une certaine façon de choisir pour sujets de véritables thèses et de les traiter comme on faisait dans les écoles, en entassant un peu au hasard les raisons bonnes ou mauvaises et en se préoccupant plus de frapper fort que de frapper juste. Mais si d’ordinaire il subit la rhétorique, par moment aussi, il lui résiste. C’est du moins ainsi que j’explique certains passages fort singuliers de ses ouvrages dans lesquels une tirade passionnée, où il semble avoir mis son âme, tourne court tout d’un coup et s’achève par une plaisanterie inattendue[1]. Ce revirement rapide n’est-il pas une précaution qu’il prend contre lui-même, parce qu’il sent que son sujet l’entraîne, qu’il craint de n’être plus maître de lui et qu’il a peur de déclamer ? Il se décide alors à se couper volontairement les ailes et plutôt que de laisser son inspiration s’achever en déclamation, il la tourne en raillerie. S’il en est ainsi, on ne doit pas voir, comme on l’a fait, dans ces brusques changemens de ton un démenti qu’il se donne ; ils sont plutôt la suite de la

  1. Voyez surtout Sat., I , 79-80 et Sat., VIII, 85-86.