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voyage de curiosité ; il ne partait pas seulement pour quelques semaines, comme cet Espagnol qui, vers la fin de l’époque d’Auguste, fit le trajet uniquement pour voir Tite-Live, et s’en revint après l’avoir vu. Il avait la pensée de s’y établir, et de fait il y est resté trente-quatre ans sans rentrer chez lui.

Quelle raison pouvait-il avoir de quitter Bilbilis ? Il ne l’a dit nulle part, mais je ne crois pas qu’il soit difficile de le deviner. Il n’était pas riche, et, vraisemblablement, on l’avait mieux élevé que ne le comportait sa fortune ; il devait donc se trouver dans cette situation qui est chez nous celle de tant de personnes, il lui fallait pour vivre tirer parti de l’éducation qu’il avait reçue. Ce n’est pas toujours aisé, surtout dans les villes de peu d’importance ; mais les plus grandes peuvent offrir plus de ressources, et voilà pourquoi on a tant d’empressement à s’y entasser.

Rome exerçait alors sur le monde une attraction puissante. « Voyez cette foule, disait Sénèque, à laquelle suffisent à peine les maisons d’une ville immense. Elle est presque toute composée de gens dont Rome n’est pas la patrie. De leurs municipes, de leurs colonies, de la terre entière, ils se précipitent ici comme un fleuve ; les uns y sont amenés par leur ambition, les autres y viennent remplir des fonctions publiques ; les débauchés y cherchent un endroit commode, où tous les vices peuvent se rassasier en liberté ; ceux-ci veulent satisfaire leur goût pour les lettres et pour les arts, ceux-là leur passion pour les spectacles. On s’y rend pour suivre des amis, pour produire ses talens sur un plus grand théâtre ; il y en a qui viennent y vendre leur beauté, d’autres leur éloquence ; enfin, le genre humain tout entier se donne rendez-vous dans une ville où l’on paye plus cher que partout les vertus et les vices. »

Voilà bien des raisons qui pouvaient amener les provinciaux à Rome. Les Espagnols, qui, parmi ces émigrans, étaient fort nombreux, y venaient surtout, à ce qu’il semble « pour vendre leur éloquence. » On vient de voir que les écoles de rhétorique avaient pris chez eux beaucoup d’importance ; les jeunes gens y faisaient de brillantes études, et on leur apprenait à bien parler sur tous les sujets. Leurs succès de province leur tournaient la tête : ils espéraient réussir aussi à Rome, et peut-être arriver par là aux plus hautes fonctions de l’État. Tant que dura la république, il n’y eut pas, à proprement parler, d’avocats ; les grands seigneurs étaient tenus de défendre les causes de leurs cliens,