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l’intérieur du prince de Talleyrand, mariée à l’aîné de ses neveux, elle était restée sa compagne préférée et sa confidente, dans toutes les phases de sa carrière. Elle avait charmé Vienne par une beauté naissante dont Londres admirait maintenant une maturité qui, loin de l’altérer, en accroissait l’éclat. Talleyrand dit simplement qu’il s’attendait bien qu’elle l’aiderait dans sa tâche, en sachant conquérir la bienveillance de la société anglaise. Elle exerça si bien ce droit de conquête, que par dérogation aux règles de l’étiquette, on lui accorda le rang d’ambassadrice auquel elle n’avait pas strictement droit. Ses lettres, publiées récemment dans un intéressant recueil, permettent d’apprécier la rare distinction de son esprit. Le tour, qui est vif et net, est l’expression même de la fermeté et de la finesse du jugement : et çà et là, à de piquantes appréciations sur les événemens du jour, se joignent quelques traits d’une profondeur et d’une pénétration morales telles que la passion seule les révèle aux âmes élevées qui n’en ont pas ignoré l’épreuve.

De la princesse de Lieven nous avons deux portraits différens, tracés par des maîtres, mais qui ne s’accordent que sur un point, c’est que ce fut elle en réalité qui, grâce à l’ascendant qu’elle avait pris sur son mari, gérait la mission de Russie. On lui trouvait de l’esprit, dit rudement Chateaubriand (qui l’avait connue quelques années auparavant), parce qu’on croyait que son mari n’en avait pas, ce qui n’était pas vrai. Du reste il ne voit en elle qu’une douairière dont la conversation était fatigante, aride ; le visage aigre et mésavenant, n’ayant qu’un seule genre de conversation, la politique vulgaire, et, quand elle se trouvait avec des gens de mérite, revêtant sa médiocrité d’un air supérieur d’ennui.

Talleyrand, sans se refuser une part de raillerie, tient un langage plus poli. « Tout en convenant qu’elle faisait tort à son mari en le rendant plus effacé qu’il ne le devait être, il lui reconnaît de la dignité, de belles manières, beaucoup d’esprit naturel et une manière charmante d’écrire en français, d’un style varié et original. « Si elle écrit mieux qu’elle ne cause, c’est, dit-il, qu’elle se plaît surtout à interroger pour satisfaire son insatiable curiosité. » Ceux d’entre nous (et je ne dois pas être le seul survivant) qui l’ont connue plusieurs années plus tard à Paris, où elle est venue finir ses jours, trouveront, j’en suis sûr, que des deux appréciations, la plus bienveillante est aussi la plus juste. La plupart des traits que Talleyrand signale sont exacts, mais plus que tout autre