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les manières rudes et gauches et l’emphase démocratique. Ce fut un charme pour cette société d’élite d’avoir à saluer un homme de son rang, un des siens, parlant ce français d’autrefois, le seul qu’elle eût appris à comprendre, prenant place dans ses rangs sans affectation et comme sûr de lui-même.

C’est l’usage diplomatique anglais que les ambassadeurs reçoivent la première visite. On se pressa donc à sa porte, et on reconnut dans son intérieur disposé sans précipitation non le faste d’un luxe improvisé, mais une tenue simple et large qui semblait celle d’un bon ordinaire. Un point en particulier fut très remarqué : la supériorité de la cuisine française était généralement reconnue ; la chère de la table de M. de Talleyrand fut déclarée excellente et on se disputa l’avantage d’y être convié.

Mais où le succès du nouvel ambassadeur fut tout de suite très grand, ce fut dans un petit cercle de choix très influent alors, dont rien ne nous donne l’idée aujourd’hui, qu’on appellerait volontiers international et cosmopolite, si ces mots n’éveillaient de nos jours des idées d’une tout autre nature : c’était la réunion des diplomates qui avaient pris part, dans des positions différentes et au nom de diverses cours, aux congrès ou conférences dont la politique européenne avait fait si grand usage pendant toute la durée de la Restauration. Dans ce petit monde, assez plein de lui-même et du droit qu’on lui avait laissé prendre de disposer du sort des peuples, ils se connaissaient tous ; partout où ils se rencontraient ils vivaient comme en famille, et les transactions en cours pour l’accommodement de la guerre turco-russe et la constitution du royaume de Grèce en avaient amené à Londres un assez grand nombre. On juge quelle impression devait leur causer la réapparition si peu attendue de l’ancien plénipotentiaire de France au Congrès de Vienne. Devant cette figure familière aux plus vieux, les plus jeunes s’inclinaient avec déférence. Sans doute il arrivait au nom d’une royauté dont l’origine était suspecte et la solidité paraissait douteuse, mais sa présence et sa parole les rassuraient, et, par un renversement de rôles inaccoutumé, c’était l’ambassadeur qui allait servir de caution et de garant au roi qu’il représentait. C’était une situation de protecteur dont Talleyrand était trop adroit pour se donner à lui-même l’apparence, mais il ne lui déplaisait pas qu’on la lui prêtât. Je ne croirai donc pas que (comme on l’a raconté dans un récit d’un témoin qui s’est prétendu bien informé et qui aurait pu l’être), il ait, dès le lendemain