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se l’ôte, il ne l’a point. Mais il y a plus : l’homme a compris qu’il n’y a point droit. »

Nous nous étions assis sur un tertre, au pied d’une croix noire, dressée au fond d’une retraite ombreuse, où l’on accède par quelques degrés de terre, sorte d’oratoire rustique. Pascal a peut-être prié là. Il devait aimer passionnément la prière : toutes les puissances d’amour s’y portent, à qui l’on ferme les autres voies. M. de Séipse reprit : « Pensez-vous qu’on puisse jamais être heureux, quand on a les yeux ouverts sur la vie ? Vous même ne le croyez pas. Nous rêvons ; et quand nous ouvrons les yeux, nous avons peur.

— Les enfans rêvent plus que nous, et sont heureux…

— Sans doute : les enfans ne savent pas qu’ils rêvent. La conscience du mal qu’on a ruine le bien qu’on pourrait avoir. Pascal est bien sage : l’idée seule du bonheur lui paraît tout à fait absurde. Il sait ce qu’en vaut l’aune, sous la règle de la mort. Je désire et je meurs. Je veux comme un Dieu, et tout l’univers m’écrase comme un ver ; et sans qu’il soit besoin du monde, un autre ver, un bacille, un infiniment petit, le premier venu, entre des myriades qui pullulent. Toute vue sur l’infini est un rayon d’étrange lumière au sein d’innombrables ténèbres. Il court, venu on ne sait d’où, entre deux berges de mornes éternités, plus noires que le fond des mers, ou la lie du délire. L’abîme est au bord de toute vue profonde : c’est celle que se propose une imagination avide de son objet, jusqu’à s’y ardemment perdre. Et cette vue, au bord de l’abîme, produit le vertige. Un ou deux hommes, tous les cent ans, vont dans la vie, les yeux fixés sur cette vision, pèlerins de l’abîme, voyageurs très douloureux de l’infini…

— On accepte communément ce qu’on ne peut éviter ; on finit même par l’avoir pour agréable ; on pense peu, ou on ne pense pas. Et tout est dit : en voilà pour jamais. C’est le mot de Pascal sur les cadavres. À force de vide, on n’est pas sensible au vide. C’est l’avantage de la vanité. Les hommes sont bien contens d’être vains. Que feraient-ils s’ils pensaient ?

— Ils ne vivraient pas, sans doute. Il y a trois sortes d’esprits : ceux qui voient la nécessité et l’acceptent ; ceux qui la subissent et ne la voient pas ; et ceux qui, la voyant, ne l’acceptent pas. Les premiers sont les plus sages ; les derniers, les plus clairvoyans. Car ceux qui acceptent le plus volontiers ce qu’ils voient du monde ne sont pas si sûrs de le voir, bien qu’ils le croient.