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qui sauve les hommes. Car tous les hommes vivent de vanité. S’ils n’avaient pas mille petits soins, ils n’en auraient qu’un seul, qui les tuerait. C’est pourquoi ils l’évitent : sinon eux, le misérable et magnifique instinct qui les attache à ce qu’ils sont. Ils veulent vivre ; et n’en ont pas de raison plus forte, à la vérité, sinon qu’ils le veulent. Admirons encore ici un des coups de la nature, ce tyran qui fait chérir et désirer sa tyrannie.

« Ceux qui ne sont médiocres en rien, ni par le cœur ni par l’esprit, se portent bientôt à contempler deux abîmes : le néant du monde et le néant de soi. La plupart des grandes âmes s’arrêtent à l’un des deux précipices, qu’elles comblent en y jetant l’autre. Et, à ne rien dissimuler, peut-être ne peut-on vivre à moins d’un parti héroïque. Il faut prendre parti pour le monde contre soi, ou pour soi contre le monde. On ne se tire pas à moins de cet espace effrayant où règne le vide, et où il a toutes les dimensions de l’esprit, qui sont plus de trois. De là ces partis pris sublimes, celui des saints ou de Tolstoï. Quelque forts qu’ils soient, ils s’immolent : ils veulent croire en Dieu, ou à ce monde, à tout prix. Et comme la volonté d’une parfaite croyance est déjà la moitié d’une foi, bientôt ils s’y immolent.

« Ils ont des partis désespérés : soit de la raison, soit du cœur contre elle, mais toujours désespérés ; car la plus haute démarche de l’un et de l’autre, c’est qu’ils désespèrent. Je ne sais point ce que c’est qu’un homme qui en est réduit à soi-même et qui ne désespère pas. Et pourtant on ne rentre en soi qu’après avoir quitté le monde. Il faut donc trouver, coûte que coûte, quelque lieu où fixer son âme et sa vie. Tolstoï ne doute point de la raison ; il la juge naturellement droite ; il n’en méprise que le mauvais usage ; Tolstoï, enfin, croit beaucoup plus à la raison et à la vie que Pascal. Et son Évangile est raisonnable. Pascal n’y adhérerait pas, à cause de cette raison même où Tolstoï se range. Il le jugerait absurde, sinon impie. Pascal a de bien plus puissantes attaches au Moi ; et enfin c’est toujours le cœur qu’il exalte, et la raison qu’il humilie. Pour géomètre qu’il fût, il n’y faisait que l’essai de sa force ; et toute la vraie puissance, toute la vérité, il les juge seulement dans le cœur. Or ce cœur aussi lui est ennemi.

« Il est riche de cœur comme pas un autre : et sa crainte vient de là. Ce grand cœur déborde d’un grand moi : Pascal voudrait l’y tarir à sa source. Voilà où il aspire. Pascal se sent