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absolus n’aiment pas cette souveraineté-là ; plus elle se tait, plus elle les brave. Son respect même est une forme du mépris, car il juge. Les souverains, qui le sont dans l’ordre de la chair, haïssent la souveraineté qui est d’un autre ordre, et qui échappe au leur. Plus elle est humble en conduite, plus elle les humilie, puisqu’elle ne leur laisse point de prise sur elle, et qu’elle s’élève sans doute au-dessus même de ce qu’elle abat. C’est pourquoi le souverain absolu, qu’il ait nom Louis XIV, Napoléon ou Peuple, se défie des solitaires et les frappe. Il ne faut pas trop de saints dans l’État, ni même dans le monde ; d’école de sainteté, encore moins : la sainteté menace la nature, et la nature ne veut que des esclaves ou de faux témoins : elle hait les juges…

Au détour du chemin creux, une porte de bois, dans un châssis de pierre, qu’une croix de fer surmonte : c’est l’entrée de l’abbaye…

Comme j’allais y frapper moi-même, je vis M. de Séipse pousser la porte, sans doute laissée entr’ouverte ; il passa le seuil, et je le suivis. Je connais M. de Séipse depuis longtemps, et je l’estime. Nous avons des pensées communes, mais je le vois peu. Au bruit criard du vantail sur le gond, M. de Séipse tourna la tête, déjà mécontent de ne pas trouver, même à Port-Royal, la solitude. J’avais eu le même sentiment d’ennui en me voyant précédé à la porte. Mais il me reconnut aussitôt, comme je venais de faire ; nous sentîmes, chacun, que la présence de l’un pourrait n’ôter rien au charme de la visite solitaire que se promettait l’autre ; et que notre silence pourrait ne se rompre qu’à l’occasion d’une émotion pareille, et pour se mieux goûter en elle.

Dès la porte poussée, l’on est dans les champs de Port-Royal. On marche au milieu d’une campagne close. C’est d’abord un sentier entre deux prés, où les bleuets fleurissent dans l’herbe verte, et où quelques coquelicots éclatent comme des cris de joie. Puis, des deux côtés, l’espace s’élargit. Le sol en pente va par bonds, de gauche à droite, où, comme un lit, se creuse le fond du vallon. On fait quelques pas, et l’on découvre tout l’horizon de la vallée solitaire. Elle semble fermée de toutes parts, pareille à une vasque de terre cachée entre des collines boisées. Les arbres voilent le bord ouvert de ce fossé. Le ciel paraît verser la clarté de plus haut que sur la plaine. La couronne des feuillages posée sur les hauteurs les ceint d’une ombre claire et pensive. Tout, ici, est ramassé sur soi-même et penché sur le fond. Et tout,