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l’été ; il faisait déjà chaud ; et les jours nuageux, chargés d’orage, suivaient lourdement des nuits encore fraîches. Parti de bon matin, M. de Séipse fut rendu à l’Abbaye avant le milieu du jour. Le ciel, qui avait d’abord été d’une clarté admirable, se brouilla bientôt. Le bleu tendre, délicat et profond, qui est propre à l’Ile-de-France, se chargea de nuées laineuses et grisâtres ; et l’air, qui avait été frais, étouffé par les nuages, s’appesantit. Le ciel bleu de la France n’est point implacable ni sublime comme le regard d’un dieu : il a plutôt la fine complaisance d’un œil humain ; et quand il se voile, il invite à la réflexion ou à l’ennui plutôt qu’à la colère. Aussi M. de Séipse s’estimait-il heureux que le temps s’accordât à ses pensées diverses. Il était venu en voiture, à travers les champs mouillés de rosée, frais et limpides, comme la matinée même, le ciel clair et le vent léger. Les blés verts, et les avoines déjà hautes, aux reflets ardoisés, frémissaient dans la plaine, où parfois l’on voyait au loin, — comme un insecte en suit un autre, — une charrue guidée par un paysan.

À mesure qu’on approche de Port-Royal, le pays se fait plus désert. On ne voit plus que des hameaux couchés au ras de la terre. Le plateau âpre règne ; et l’horizon recule, grave et triste, comme tout ce qui est grand. Là, si le ciel penche un regard plus sombre, sourcilleux de nuages et chargé même de menaces, il semble seulement rendre, en miroir fidèle, l’âme des lieux. Nous n’avons affaire, en tout, qu’à l’âme ; et, comme il en va des hommes, si un pays ne nous livre la sienne, il n’a rien pour nous. Au versant de ce plateau dont l’aspect, sérieux en tout temps, est tragique quand le soleil s’y cache, on tombe dans un étroit vallon ; par un chemin heurté, entre les arbres, on descend au fond d’une sorte de trou, où, ceinte de hautes murailles, et voilée sous le feuillage, avait été fondée l’abbaye de Port-Royal.

L’abbaye a été vaste, les fabriques considérables. Il y eut plusieurs corps de bâtimens. L’hôtel où logeaient les solitaires, faisait face au cloître où les Filles du Saint-Sacrement s’étaient vouées à l’adoration perpétuelle. Dans une école illustre, on enseignait les enfans, dont l’un fut Racine. Une chapelle était le lieu d’assemblée où tant d’hommes, de femmes et de petites créatures si dissemblables se réunissaient dans une pensée commune : en dépit de tout, la marque en restait ineffaçable, tant elle avait mordu fortement sur l’âme.

Un jardin séparait la maison des religieuses et celle des