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gouvernement impérial pour ennemi. » Ce n’est que lorsque je lui eus fait remarquer que l’escalier était très raide et que j’étais plus fort que lui, qu’il descendit quatre à quatre devant moi et me quitta[1]. »

Exact en tous ses comptes et très rigoureux pour lui-même, Bismarck l’est autant et plus encore pour les autres. A Saint-Pétersbourg, le désordre de la cour le scandalise : du haut en bas, le gaspillage y touche au pillage. Vins et provisions de bouche coulent et roulent au point qu’on finit par s’étonner de « la capacité stomacale » des hôtes de marque aux besoins desquels ils sont destinés ; on s’informe, et on découvre de grandes réserves dans des placards insoupçonnés. Il y a surtout une certaine légende qui, peut-être parce qu’elle réveille ses souvenirs du Landtag de Poméranie, a le don de mettre Bismarck en gaieté : « Un jour, l’Empereur fut surpris de voir figurer dans ses dépenses une quantité extraordinaire de suif, toutes les fois que le prince de Prusse venait en visite ; on s’aperçut alors qu’à son premier séjour, celui-ci s’était blessé à cheval et que, le soir, il s’était fait donner un peu de suif. Dans le cours de ses visites successives, la demi-once était devenue un poud (le pond pèse plus de 16 kilos) ! » L’Empereur en personne en parla au prince : ils rirent, ils furent désarmés[2].

Mais si, en Russie, Bismarck se scandalise et s’amuse, de retour en Prusse, quand il aura de tels sujets de scandale, il se fâchera. Il nettoiera jusqu’en ses recoins les plus obscurs, — jusqu’à la loge du concierge, — le ministère des Affaires étrangères, où s’étaient installés de fâcheux usages de pourboires exagérés[3]. Sa vigilance en cette matière sera infatigable, de tous les instans, et de plus en plus intransigeante. Pendant la guerre, à Versailles : « Aujourd’hui, me trouvant chez Roon, j’ai fait une démarche qui ne sera pas inutile. Je me suis fait montrer les appartemens de Marie-Antoinette au château, et je me suis dit ensuite : Il faudrait pourtant aller voir ce que deviiennent les blessés. J’ai demandé à l’un des infirmiers : « — Vos gens ont-ils de quoi manger ? — Oh ! pas trop ; un peu de soupe qui a la prétention d’être du bouillon, avec des tranches de pain, et du riz qui n’est qu’à moitié cuit. Pour de la graisse, il n’y en a guère.

  1. Pensées et Souvenirs, t. Ier, p. 274-275.
  2. Ibid., p. 289.
  3. Ibid., t. Ier, p. 275-276.