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fait bon lui proposer rien de ce genre, à plus forte raison rien de moins correct. Le banquier Levinstein faillit en faire l’épreuve à ses dépens. C’était, paraît-il, un homme très apprécié des ministres prussiens d’alors, qui souvent l’avaient chargé de missions confidentielles ; mais il servait aussi les ministres autrichiens, et sans doute d’autres ministres encore : son obligeance était internationale ; seulement on va voir que, pour un messager d’État, il était parfois maladroit et inconsidéré. La scène est toujours à Francfort, ville de banque, en ce temps-là ville de Diète et ville de tentations ; vieille histoire : « Ils ont publiquement et en particulier empoisonné avec de l’argent tout ce pays[1]. » Bismarck venait d’être nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg ; le matin même du jour où il allait partir, il reçut de M. Levinstein une lettre dont le moins qu’on puisse dire est que la forme, comme le fond, en était singulière[2].

« Je ne répondis pas à cette lettre, et dans la journée, peu avant de me rendre à la gare, on m’annonça, à l’Hôtel Royal où je demeurais, la visite de M. Levinstein. » Un mot de la propre main du comte Buol, le premier ministre autrichien, l’introduisait ; tout de suite et sans circonlocutions, il offrit à M. de Bismarck une part dans une spéculation financière qui devait, en toute sécurité, lui rapporter annuellement 20 000 thalers. « Je répliquai que je n’avais pas de capitaux à placer, mais le banquier me fit observer qu’aucune avance n’était nécessaire pour cette entreprise, et que ma mise consisterait à patronner à la cour de Russie la politique autrichienne en même temps que la politique prussienne, parce que l’affaire en question ne pourrait réussir que si les relations de la Russie et de l’Autriche étaient bonnes. » Ici, une lutte intéressante entre l’ambassadeur et le financier, l’ambassadeur s’efforçant d’avoir de la démarche une preuve écrite que le financier se défend de donner. Puis le dénouement : « Quand je me fus bien convaincu que je n’obtiendrais pas cette preuve, j’invitai Levinstein à se retirer et me préparai à sortir. Il me suivit dans l’escalier en débitant des phrases à effet, où revenait cette ritournelle : « Prenez garde, il n’est pas agréable d’avoir le

  1. Hanno con denari in public e in private arvelenato tutto quello paese. » Machiavel, sur les Cantons suisses et leur Diète. Legazione XXIV, All’Imperatore Massmiliano in Germania. — Voyez le legazioni e comminsarie di Niccolo Machiavelli, édition Passerini et Milanesi, t. III, p. 255.
  2. Voyez cette lettre tout au long dans les Pensées et Souvenirs, t. Ier, p. 273-274.