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moi, j’aurai à chercher quelque autre coin du monde, où je mendierai pour avoir à manger. » Mais le découragement ne dure que peu de jours, et, dès le 6 août, Kœnigsmarck enjoint de nouveau à sa maîtresse de poursuivre ses démarches auprès de ses parens. Ne vous laissez pas conduire ainsi par le nez ! C’est vraiment une honte ! » Jusqu’au début de l’année suivante, l’amant n’a pas d’autre pensée que de contraindre sa maîtresse à obtenir de ses parens cette grosse pension, qui puisse les faire vivre tous deux. « Si votre père est ruiné par les frais de la guerre, — lui écrit-il en novembre, — toute espérance est perdue pour nous ; mais je ne crois pas que les demandes des Danois soient assez exorbitantes pour le mettre à sec. »

Ses lettres continuent cependant à être remplies de protestations d’amour et de fidélité. Mais le ton y devient sans cesse plus dur, plus impatient, et l’on y rencontre souvent des passages tels que celui-ci : « La vie que je mène depuis le retour de la Cour doit, je le crains, vous donner plus d’un motif de jalousie : car je passe toutes les nuits à jouer avec des dames, et, sans vanité, elles ne sont pas laides ni d’un rang modeste. J’implore votre pardon, mais je ne puis pas vivre sans un peu de plaisir, et l’une de ces dames vous ressemble si fort que je ne puis m’empêcher de m’attarder en sa compagnie. Vous serez curieuse de savoir son nom, mais je ne vous le dirai pas, par crainte que vous ne me défendiez de lui faire la cour. » Il donne des soupers et des bals, et le dit à sa maîtresse, ajoutant seulement qu’il s’y ennuie fort. A quoi la malheureuse jeune femme, qu’il paraît avoir dès lors complètement terrorisée, n’ose plus même répondre par l’ombre d’un reproche : « Puisque vous me dites que votre souper était ennuyeux et triste, et que l’on s’est séparé très tôt, — écrit-elle, — je dois vous croire, bien que Stubenfol m’ait affirmé que vous aviez été le plus gai des hôtes, et qu’on n’était parti que longtemps après minuit. » Sûr de la soumission de Sophie-Dorothée, Kœnigsmarck, évidemment, se croit tout permis. Il n’a d’égard ni pour le rang de son amie, ni pour sa situation et les dangers où il l’expose sans cesse. Libre, lui-même, de ses actes, il entend l’avoir toujours à ses ordres. Voici un billet qu’il lui écrit, au moment où déjà leurs amours sont connues de tous, et où l’on épie leurs moindres mouvemens : « Je ne suis pas content de votre conduite. Vous me fixez un rendez-vous, et puis vous me laissez geler à mort dans le froid, attendant le signal. Vous saviez pourtant que j’étais là, de onze heures à une heure, faisant les cent pas au coin de la rue. Je ne sais que penser, mais je puis à peine douter de votre inconstance, après en avoir reçu une preuve si glaciale... Soyez