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grande délice est de vous faire ma cour... Mais vous, de votre côté, ayez du courage : consentez à me recevoir, une seule fois, pas davantage, et pour un demi-quart d’heure ! » Sophie-Dorothée consent. Kœnigsmarck lui écrit, en manière de remerciement : « Les momens me semblent des siècles. Que les heures sont longues à passer ! Ne manquez pas d’avoir sous la main de l’eau de la Reine de Hongrie, par crainte que l’excès de mon bonheur me fasse m’évanouir ! Quoi ! j’embrasserai cette nuit la plus aimable des femmes ! Je pourrai baiser sa bouche charmante ! Je pourrai entendre de ses lèvres l’aveu de son amour ! J’aurai la joie d’embrasser ses genoux : mes larmes couleront le long de ses incomparables joues ! Je tiendrai dans mes bras le plus beau corps qui soit ! »

Une brute, voilà ce qu’est au juste le beau Kœnigsmarck, et une brute pleine de ruse dans sa grossièreté ; car la princesse, à ce moment, n’est pas encore résignée le moins du monde à se donner à lui, mais il devine qu’elle l’aime, il la sait triste, timide, inexpérimentée, et évidemment il espère la conquérir de force. Puis, voyant que la force ne lui réussit pas (car elle ne paraît pas lui avoir d’abord réussi), il recourt à d’autres artifices. « Mon attitude à l’égard de la duchesse de Saxe-Eisenach doit vous avoir montré que mon cœur est tout à vous, et que nulle autre beauté n’y saurait trouver place, pas même celle de cette princesse... Avez-vous remarqué comme elle m’a attaqué ? » Sophie-Dorothée lui propose alors de s’enfuir avec lui dans quelque recoin caché où ils pourront s’aimer librement. Et Kœnigsmarck s’empresse d’enregistrer cette proposition, mais en donnant à entendre à Sophie-Dorothée que mieux vaudrait pour elle garder son rang et sa fortune, et rester princesse tout en le prenant pour amant.

Il part ensuite, avec l’armée hanovrienne, pour la campagne de Flandre, et nous voyons commencer un nouvel acte de la comédie. Durant les loisirs que lui laisse la campagne, Kœnigsmarck s’amuse : il joue, il donne des fêtes, et avec tant de bruit que la nouvelle de ses divertissemens ne tarde pas à parvenir jusqu’à Sophie-Dorothée. Mais Kœnigsmarck, pour calmer la jalousie de sa maîtresse, imagine de paraître jaloux. Il accable la malheureuse de reproches au sujet de bals où elle serait allée, de conversations qu’elle aurait eues avec des jeunes gens : et toutes les lettres de Sophie-Dorothée ne sont remplies que d’explications, de justifications, de réponses à des accusations imaginaires qu’elle prend au sérieux, tandis qu’on devine aussitôt l’unique motif qui les a inspirées. Quand elle se hasarde à lui rappeler doucement qu’il a laissé passer trois postes sans lui écrire, il se fâche,