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C’est sur ce ton que sont écrites toutes ses lettres, à la fois impérieux et brutal, grondant la craintive jeune femme pour l’amener sans cesse à de nouvelles faveurs. Et en effet, dès le mois d’août suivant, Kœnigsmarck obtient la promesse d’une correspondance en règle ; on convient même d’un chiffre pour remplacer les noms propres ; et au lieu de signer ses lettres : Votre esclave ou : Votre obéissant valet, l’officier suédois écrit à la femme du prince héritier de Hanovre : « Adieu, aimable brune ! la poste part, il faut finir. Je vous embrasse les genoux. » C’est dans la même lettre qu’il offre pour la première fois à Sophie-Dorothée une preuve d’amour qui, depuis lors, va reparaître presque dans toutes ses lettres : n’ayant point l’imagination poétique, et n’aimant pas à se mettre en frais de complimens, il raconte à son amie que l’excès de sa passion le rend malade. « Hier, écrit-il, comme j’étais sorti pour me promener, j’ai eu des palpitations si violentes que j’ai dû rentrer chez moi. Sans votre chère lettre, je crois que je serais mort. » D’autres fois, son amour lui donne la colique, ou l’empêche de manger à sa faim. Et toujours il insiste pour obtenir un rendez-vous, tantôt faisant honte à Sophie-Dorothée de son peu de courage et lui citant l’exemple d’autres princesses plus entreprenantes, tantôt lui déclarant qu’il se tuera si elle s’obstine à ne le point recevoir. « J’ai ici, près de moi, une consolation : ce n’est point une jolie fille, mais un ours, un ours vivant et que je nourris. Si vous manquez à mon amour, je mettrai à nu ma poitrine et me laisserai déchirer le cœur. J’accoutume mon ours à manger le cœur des moutons et des veaux, et il s’en tire déjà le mieux du monde. Si jamais j’ai besoin de lui, je n’aurai pas longtemps à souffrir ! »

Sophie-Dorothée, de plus en plus touchée des souffrances qu’il lui fait voir, l’engage à se marier et se charge de lui trouver une femme. « Je me marierai si vous me l’ordonnez, — répond le galant Kœnigsmarck, — mais à la condition que vous me juriez sur votre honneur de garder toujours pour moi les sentimens tendres que vous m’avez montrés. » En réalité, il ne veut rien qu’un rendez-vous : et, pour l’obtenir, toutes les ruses lui sont bonnes. « Je vais partir pour la Morée, — lui écrit-il, — et j’espère bien n’en jamais revenir. » Et il ajoute : « Quand donc auras-tu enfin pitié ? Quand vaincrai-je ta froideur ? Me priveras-tu toujours du ravissement de goûter une joie parfaite ? Cette joie ne saurait exister pour moi que dans tes bras : et, si je ne puis l’y trouver, tout le reste m’est indifférent. » La princesse, alarmée, le conjure de ne point courir à la mort : sur quoi il répond : « Puisque vous m’ordonnez de rester, je le fais avec bonheur. Ma plus