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haute. Elle ne paraît telle que par le ton et le niveau modéré de ce qui précède. Ici, comme en toute œuvre classique, le plus grand effet est produit avec le moindre effort.

Même souplesse, même progrès sans redite dans la prière de Jacob au second acte : Dieu d’Abraham ! Quelle période encore que celle-là ! Quelle mélodie abondante et libre ! Les sonneries lointaines et triomphales ont éveillé le patriarche. Il se lève et soudain, sans que rien la prépare, il entonne, j’allais dire il attaque sa prière. Elle a, dès les premières notes, tant de force et d’ampleur, nous sommes tellement pris et comme environnés par elle, qu’il ne semble pas qu’elle commence, mais qu’elle continue et qu’elle prolonge en quelque sorte dans le passé la majesté du personnage que nous voyons et que nous entendons pour la première fois. Ici non plus, rien n’est rigoureux ni tout d’une pièce. Comme le chant de Joseph, celui de Jacob se développe au lieu de se répéter. La mélodie se prête aux variantes de l’idée, aux nuances du sentiment. Plutôt que de rompre, elle cède et elle ploie. Et partout ainsi, lors même qu’elle se partage en reprises et en couplets, la phrase de Méhul évite la rigueur et l’inflexibilité : témoin l’exquise romance de Benjamin, où des retards et des détours légers n’altèrent la symétrie apparente qu’au profit d’une eurythmie supérieure et cachée.

Nous avons insisté sur ces beautés de Joseph, parce qu’il n’en est pas de plus contraires à l’idée qu’on se fait communément du chef-d’œuvre. Admirable par le modelé mélodique, Joseph l’est en quelque sorte par le raccourci. Avec la force d’une ébauche, Joseph en a la simplicité. Adolphe Adam rapporte, je crois, dans ses Souvenirs d’un Musicien, le conseil qu’il reçut, quand il était écolier, de son maître Boïeldieu : « Faites-moi seulement une dizaine de mesures en ut majeur, et tâchez que ce ne soit pas banal. » Quelques pages de Joseph, et qui ne sont pas banales, sont en ut majeur : l’ouverture, la romance de Benjamin : A peine au sortir de l’enfance, le délicieux ensemble : Reprenons mon empire sur ce cœur agité, enfin la prière matinale des Hébreux dans le désert. La prière surtout est faite de rien : d’une mélodie brève et pour ainsi dire horizontale, modulant à peine, harmonisée les deux premières fois à trois parties et la dernière à six. Flottant sur de longues tenues des « cuivres, » elle est chantée au loin par les hommes d’abord, puis par les femmes, enfin par toutes les voix, qui se répondent et s’imitent. Chaque reprise est suivie d’un silence, d’un admirable silence, qu’ose à peine interrompre la voix parlée, plus nécessaire ici que partout ailleurs, de Joseph attentif et attendri. Voilà