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non pas à la reconstitution mais au récit du crime. Ici la musique est à sa place et dans son rôle. Elle garde sa dignité, sa valeur, et regagne, en ne s’unissant qu’à la pensée et au sentiment, la supériorité que le voisinage et le contact des faits lui enlève toujours.

Il est parfait, ce long récit d’un assassinat ancien et fameux ; parfait au dedans comme au dehors, je veux dire dans les passages pittoresques non moins que par les côtés pathétiques. Et d’abord cette narration musicale est très bien composée. Elle se distribue en plusieurs thèmes qu’un thème central domine et relie entre eux. Celui-ci, comme l’idée première et maîtresse, ouvre le discours, le partage et le conclut. Divers de mouvement et de rythme, aussi bien définis que coordonnés, ces thèmes se perçoivent et se distinguent sans peine. En même temps qu’ils satisfont l’esprit, ils plaisent à l’imagination. Leur valeur expressive égale au moins leur valeur logique ; valeur expressive et en quelque sorte morale, ou plutôt criminelle : l’embarras du chromatisme et l’obscurité des harmonies, la difficulté des intervalles et des intonations, tout rend ici le crime sensible et deux fois présent, « comme représentation et comme volonté. » Présent jusqu’en ses moindres circonstances, grâce à l’évocation musicale de la saison, de l’heure et du lieu. Dans le genre sinistre et pittoresque, tout le premier acte du Juif Polonais est quelque chose d’achevé. Sans parler du bruit des grelots (ceux du traîneau de la victime), dont l’imitation était aisée, le compositeur nous a donné d’autres impressions, extérieures encore, mais saisissantes. Dans l’œuvre de M. Erlanger, les choses comme les êtres ont leurs « motifs. » Et la plupart sont excellens. On en trouve même çà et là de joyeux, voire de dansans : thèmes alsaciens de ländler ou de valses ; thème de Christian, un peu trop forestier seulement et plus digne d’un chasseur que d’un gendarme ; thèmes de printemps, de voyage ou de cabaret, refrains de jeunes filles, de buveurs ou de cavaliers. À ce propos, il n’est pas indifférent de constater chez un musicien la constance de certains rapports, et l’association habituelle, nécessaire peut-être, entre tel sujet, fût-ce le moindre, et telle manière de le représenter par les sons. Deux fois, dans le Juif Polonais, il est question de voyage à cheval, et les deux fois, l’idée ou l’image de la chevauchée a pris naturellement la figure rythmique, harmonique, mélodique même qu’elle avait déjà reçue de M. Erlanger dans un petit chef-d’œuvre que je vous recommande et qui s’appelle Fédia[1].

Mais les thèmes lugubres l’emportent décidément sur les thèmes aimables.

  1. Voir le recueil de mélodies intitulé : Poèmes russes.