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sorte d’endosmose, les doctrines anarchistes, que les années apaisaient chez Daisy Craggs, s’infiltraient à mesure dans l’esprit de sa compagne. Voilà un savant appareil. Il s’agit de savoir à quoi il aura servi.

De tous les personnages, celui qu’il était sans doute surtout nécessaire de nous faire connaître, comprendre, aimer ou haïr, c’était celui de Romaine Pirnitz, l’apôtre, la sainte, celle qui dirige toute l’action, qui impose sa volonté à toutes les autres, qui groupe autour d’elle ces gens venus de points si différens et qui doivent être si étonnés de se rencontrer. On nous dit bien qu’elle est Slave, car il convient qu’une apôtre soit Slave ; mais d’ailleurs qui est-elle, d’où vient-elle, comment vit-elle ? Tout ce que nous savons, c’est qu’elle a le regard magnétique. Elle est laide, disgraciée, contrefaite, à peine femme, telle précisément que, dans les journaux amusans, les caricatures et les revues de fin d’année, on se plaît à nous représenter les apôtres du féminisme ; mais elle a un regard magnétique. Cela explique tout, que Mlle de Sainte-Parade donne son argent, que Frédérique donne sa confiance, et que Léa ne se marie pas. Il y a du mystère là dedans et cette puissance de deux yeux aimantés a en soi quelque chose qu’on eût jadis tenu pour diabolique. Et voilà justement le beau de la science : elle a remplacé le surnaturel par l’action des forces naturelles et le miracle par le magnétisme. — A part Romaine Pirnitz, tous les personnages sont confectionnés d’après des recettes connues, sur le type conventionnel. Voici une honnête jeune femme qui, par scrupule moral, a abandonné son mari et ses enfans. Vous devinez tout de suite qu’elle est Scandinave. En effet Tinka Ortsen est Scandinave, oh ! combien ! Car, depuis la Nora d’Ibsen, il est convenu qu’une Scandinave est par essence une épouse qui plante là son mari et ses enfans pour s’en aller n’importe où travailler à son perfectionnement moral. Voici Georg Ortsen. C’est l’homme du Nord, innocent comme un enfant, vierge à vingt-sept ans comme la neige de ses glaciers ; qu’il fasse un voyage en Italie, toute cette glace fondra sous les ardeurs du soleil méridional. Voici une Américaine : c’est le mouvement perpétuel ; une Irlandaise : c’est la conspiration en permanence. Voici une Londonienne. Elle est puritaine, distribue des tracts aux portefaix, cite les versets de la Bible, invoque lord Jésus (plaisanterie trop facile, puisque lord Jésus signifie : le seigneur Jésus, ce qui n’a rien de ridicule), déclare que tout va droit (drôlerie vulgaire, puisque l’équivalent français de ail right est : tout va bien) et demande aux gens s’ils sont « confortables ». C’est l’Anglaise suivant la formule. Mais à qui peut faire illusion un exotisme de cette qualité ?