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peinture. Elle a des fantaisies, des caprices, des sourires, des élans que plus jamais depuis l’art n’a pu se permettre. Le Maître de la « Descente de croix » exprime l’enthousiasme, l’ivresse, qu’avaient communiqués à la pensée humaine les premières conquêtes de l’individualisme moderne. Il est l’un des poètes les plus puissans de la Renaissance.

Les primitifs vivaient ardemment dans un rêve immobile ; leur art est une préface du ciel. Rubens aime trop la vie dans ses agitations, ses bouleversemens, son éternel changement pour nous faire songer beaucoup à l’au-delà. Sa peinture est un phénomène de mouvement, l’aboutissement grandiose de l’art dynamique. Son pinceau ne s’arrête jamais, les contours ne sont jamais délimités, les tons principaux circulent dans l’œuvre avec des rappels vivaces pour obtenir des ombres mouvantes ; il a d’extraordinaires juxtapositions de teintes entières, tous ses personnages ont des attitudes caractéristiques traduisant les mouvemens de leur âme. Des moyens purement matériels, on le voit, permettent à l’illustre maître de nous transmettre son lyrisme et d’établir l’harmonie suprême de son art, comme celle de la nature, par le principe invariable d’une infinie mobilité.

Cette peinture du XVIIe siècle, plus énergique, plus robuste assurément que celle des gothiques, naît dans un milieu plus ruiné, plus démoralisé, que ne l’était Bruges au moment où le Maître de l’Adoration y transportait sa gloire. Anvers avait, comme toute la Belgique, épuisé sa vitalité dans des luttes sanglantes. Mais pour un moment — profitant du calme qu’apporte le règne d’Albert et d’Isabelle — toutes les énergies se réveillent. Interdites dans le domaine politique, elles se manifestent uniquement dans l’art.

Rubens gravite dans le ciel de sa patrie, et la flamme de son œuvre se prolonge dans l’œuvre de ses disciples. D’un esprit souple et élevé, versé et habile dans toutes les branches voisines de la peinture, il transmet aux maîtres qui l’environnent l’exemple légué par les gothiques et les romanistes. Tous ses disciples sont des techniciens accomplis, amoureux de pratiques multiples, soucieux de la bonne exécution matérielle de leurs œuvres, cultivés, curieux, voyageant volontiers pour s’instruire et pour instruire les autres. En réalité, ils ressemblent beaucoup aux maîtres gothiques, et cet art flamand, où l’on continue de distinguer trois ou quatre périodes soi-disant étrangères les unes aux autres, est au fond d’une unité parfaite.