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Ainsi, c’est une piété luthérienne et prussienne, c’est un piétisme, loyaliste et royaliste, militaire et fonctionnaire ; de ce chef, il n’y a chez Bismarck pas plus d’hypocrisie qu’il n’y a d’inconséquence ; et il est dans le secret de son âme ce qu’il veut être à la face de son peuple. Il semble même qu’il le soit ou qu’il le devienne davantage, à mesure qu’il entreprend de plus grands desseins, que le temps passe et que la tâche presse, que sa collaboration avec la Providence à une nouvelle histoire et à une nouvelle géographie du monde lui apparaît plus certaine et s’étend en durée et en importance : à mesure que l’âge le rapproche de Dieu, que s’allonge la liste des comptes qu’il aura à lui rendre, et que s’alourdit la charge de ses responsabilités, — entendues comme il les entend, et placées où il les place. — Pendant la campagne de Bohême, il lisait encore, pour abréger ses veilles et tromper ses préoccupations, des romans français, dont il avait fait provision. En 1870, au terme des années de sang et de fer, au fort de sa troisième guerre, — terrible chose que de se dire à soi-même : ma guerre ! et celle-là est celle qui décidera et qui accomplira ! — ce ne sont plus alors des romans que la comtesse de Bismarck lui envoie : sa pensée a pris un tout autre cours, et, aux heures recueillies, lorsqu’il dépose l’armure et qu’il se retrouve dans l’humaine nudité du dernier jour, ne va plus à présent que de lui à la justice divine, au juge de toutes les justices, — qui juge l’homme privé selon la morale vulgaire et l’homme d’Etat suivant une morale d’Etat, laquelle a ses obligations et ses exigences supérieures, — mais qui juge, et qui le jugera. Un matin qu’il s’est habillé à la hâte, et, sans déjeuner, est sauté à cheval et parti au galop, Maurice Busch entre dans la chambre que le ministre venait de quitter : « Tout était en désordre ; plusieurs livres traînaient sur le plancher, entre autres : Lectures journalières et textes bibliques de la Congrégation fraternelle pour l’année 1870 ; sur la table de nuit, un autre livre religieux : Récréations journalières pour les fidèles chrétiens. C’étaient, remarque Busch, des livres que le chancelier lisait d’ordinaire pendant la nuit, comme me l’assura Engel[1]. » Or, cette nuit, au matin de laquelle Bismarck se levait si précipitamment, était la nuit même de la capitulation de Sedan ; et c’est pour courir à la rencontre de Napoléon III, qui venait se rendre, qu’il laissait là les Lectures de la Congrégation fraternelle !

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 79.