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être ; n’est-ce pas ensuite que de très bonne heure, tout en se proclamant et en se croyant sans doute le collaborateur ou l’agent de la Providence, Bismarck avait procédé à la séparation, en sa personne, du rôle de la Providence et des fonctions de l’homme d’État ? A « la Providence divine, et à Celui qui est l’arbitre des batailles » il « laisse le soin de châtier les souverains et les peuples qui ont failli à la loi morale ; » — et, quant aux autres, et devant Dieu, voilà de nouveau la morale et la politique mêlées ; — mais, quant à lui et devant les hommes, elles demeurent distinctes : « il n’a qu’à se demander, dans toutes circonstances : — Où est ici l’avantage de mon pays ? De quelle manière cet avantage serait-il le plus grand pour mon pays[1] ? » Bismarck ne se demande donc que cela dans toutes circonstances, quoique, dans toutes aussi, il invoque Dieu ; et, à cause de ce désaccord entre ce qu’il fait et ce qu’il dit, en certains cas et au bout de certains raisonnemens, sa piété peut bien sonner creux ; néanmoins on ne saurait sans injure crier à l’hypocrisie.

Nulle hypocrisie, mais, au contraire, l’accent de la vérité, dans ces déclarations : « Ce n’est pas réflexion, dit Bismarck, c’est sentiment, c’est disposition, c’est instinct, si vous voulez. Et quand les Allemands se mettent à y réfléchir, ils cessent d’y croire. Je ne comprends pas comment, sans foi en une religion révélée, on peut croire en Dieu, en un Dieu voulant le bien, en un juge suprême, et en une vie future ; comment on peut faire son devoir, donner à chacun son dû. Si je n’étais pas chrétien, je ne resterais pas une heure de plus à mon poste. Si je ne comptais pas sur mon Dieu, je ne tiendrais aucun compte des maîtres de ce monde. N’aurais-je pas de quoi vivre ? Ne serais-je pas assez grand seigneur ? Pourquoi m’épuiserais-je, m’exposerais-je à des ennuis, à des embarras, si je n’avais pas le sentiment d’avoir à faire mon devoir pour Dieu ? Si je ne croyais en un ordre divin qui a destiné la nation allemande à quelque chose de bon et de grand, je renoncerais sur-le-champ au métier de diplomate, ou je ne me serais jamais chargé de pareilles affaires. Les grades et les titres ne me séduisent pas… C’est uniquement dans une foi inébranlable que j’ai puisé la fermeté ; j’ai résisté pendant dix ans aux plus absurdes attaques. Si vous m’ôtez cette foi, vous m’ôtez la patrie. Si je n’étais un chrétien convaincu, si je n’avais pour

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 112-113, samedi 17 septembre.