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accrocher, et vous tournerez avec elle ; avec elle vous moudrez le vide ; et tout cela est parfaitement vain, tout cela est parfaitement sot : « Il y a vingt-cinq ans aujourd’hui, dit Bismarck, que j’entrai au Landtag de Poméranie. Je me souviens que c’était furieusement ennuyeux. Mon premier sujet d’études y fut la consommation excessive du suif à l’Assistance publique… Quand on songe comme j’ai souvent, là et dans le Landtag général, entendu, et — ajouta-t-il avec un sourire — prononcé de sots discours[1] ! » Mais, naturellement j avec lui, cela n’a pas pris, et de ces sots discours, si, par hasard, il en a prononcé, il n’en a point été la dupe.

Pas davantage il n’est la dupe des flatteurs qui s’escriment à le circonvenir et lui brûlent sous les narines un encens quelquefois de qualité médiocre : cela non plus ne prend pas avec lui. Quoiqu’il ne repousse pas toujours la flatterie, — parce qu’enfin il est homme et que même l’Homme fort n’échappe pas tout à fait à l’humaine faiblesse, — il évente toujours le flatteur, s’amuse de son manège, le regarde venir, mais le tient à distance et ne se laisse pas enfermer dans le cercle d’investissement. L’imperturbable réalisme de Bismarck l’avertit : « Qu’est-ce que celui-là peut bien vouloir de moi ? » se demande-t-il, mais il sait que sûrement on veut de lui quelque chose, et il ne pense plus qu’à ce qu’on peut vouloir ; — ce qui le sauve.

Peut-être ne dirait-il pas avec le grand orateur chrétien : « Tout flatteur, quel qu’il soit, est un animal traître et odieux, » mais il dirait : « Un animal traître et charmant ; » et le charme ne lui ferait pas oublier la traîtrise, caresse qui peut se changer en morsure et déposer sur la main léchée doucement comme une bave empoisonnée : depuis son enfance, Bismarck est habitué à jouer avec des chiens. Lorsque le flatteur appuie trop, il l’arrête à temps d’un coup soc. Le chancelier vient de conclure avec les plénipotentiaires bavarois le traité qui fonde l’unité allemande et l’Empire. Maurice Busch se précipite : « Je sollicitai de lui la permission d’aller m’emparer de la plume avec laquelle il avait signé. — Au nom du Ciel, prenez-les toutes les trois, répondit-il ; mais la plume d’or (un cadeau qu’avait fait récemment au ministre un bijoutier patriote) la plume d’or ne s’y trouve pas[2] ! »

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 185, vendredi 21 octobre.
  2. Ibid., p. 276, mercredi 23 novembre.