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une faculté d’enthousiasme que les années n’avaient pas encore refroidie, — tels furent, à n’en pas douter, les élémens dont l’heureux ensemble permit à ces deux hommes de reconnaître en Wagner, non seulement une intelligence extraordinaire, mais pour ainsi dire un esprit d’un autre genre que tous ceux jusqu’alors rencontrés dans leur vie, l’ingenium ingenitum que, penchés sur les livres, ils cherchaient et croyaient parfois retrouver, deviner tout au moins, mais seulement, jusque-là, comme le savant évoque, sous la poussière des palimpsestes, la vie lointaine des âges disparus. Pour discerner le génie, lorsque le plus rare des hasards nous met face à face avec lui, il faut en porter en soi le pressentiment. Dans une des thèses qu’il avait soutenues à Berlin, Stein affirmait : « L’infini diffère du fini, non en quantité, mais en qualité » : tentative héroïque, sans doute, pour rendre le « Dühringisme » acceptable aux esprits philosophiques. Lorsqu’il rencontra Wagner, cette thèse dut lui revenir à la mémoire ; c’est bien par sa qualité que le génie authentique diffère du talent, et, quelle qu’en soit d’ailleurs l’importance première pour ses œuvres, le génie, en tant que phénomène, a en outre cette importance morale et philosophique, qu’il nous met en présence d’un ordre de choses supérieur à nous.

Chez Nietzsche comme chez Stein, si on creuse sous la surface souvent trompeuse, si on se pénètre de l’ensemble de leur œuvre, si on la fait passer au creuset d’une critique sincère, on se convaincra que l’influence de Wagner ne fut pas seulement celle de l’artiste, créateur d’œuvres magnifiques et nouvelles, mais surtout celle de la présence, en chair et en os, de ce phénomène extraordinaire : le génie palpable et vivant. Nietzsche passa bien, il est vrai, par une période qu’on peut appeler « wagnérienne, » Stein, jamais. Nietzsche écrivit sur Wagner des livres entiers, d’une éloquence étincelante, — sauf, plus tard, à renier son dieu, double symptôme qui nous montre en lui un caractère faible et sans indépendance. Stein, lui, n’a rien écrit sur Wagner, et c’est à peine s’il le cite deux ou trois fois dans l’ensemble de ses écrits. Nietzsche avoue en propres termes que c’est pour sauvegarder son indépendance qu’il a dû se révolter contre Wagner ; jamais Stein ne sentit la sienne menacée. Bien au contraire, ce qu’il a gagné, en première ligne, au contact de Wagner, c’est de prendre conscience de sa force propre et de son originalité. Il ne dévie ni à droite ni à gauche; il se continue, purement et simplement. Ses