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les batailles, il choisissait toujours une position d’où il pût bien voir sans pouvoir être atteint, et en cela il avait parfaitement raison : un général qui s’expose sans nécessité doit être mis aux arrêts, »

Ainsi le vrai devoir et l’héroïsme vrai pour un général peut consister à « se tenir loin du danger, » et, passant à ce rang à la postérité, il y passera donc à son rang et ne subira ni déchéance ni diminution. De tout quoi M. de Bismarck conclut, puisque jamais il ne manque de conclure : « Il n’y a que l’humilité qui mène à la victoire ; la suffisance, la présomption conduisent à un résultat tout contraire[1]. » Mais donnez bien au mot humilité le seul sens qui soit dans la pensée et dans le caractère de Bismarck, celui-ci : pas de cabotinage.

Cabotinage chez les militaires, l’inutile ostentation du courage ; et chez les parlementaires, cabotinage, l’inutile recherche de la forme et de l’attitude. Ces derniers surtout, les jongleurs du verbe, les capitans de la parole, les tranche-montagne du vent, ah ! l’exécrable engeance ! L’ancien ministre de l’Empire, l’ancien président de la Diète, Gagern, en était un type : « C’est Gagern que vous auriez dû entendre ! Il prenait son air de Jupiter, relevait ses sourcils, hérissait ses cheveux, roulait ses yeux dans leur orbite et les levait vers le ciel en les écarquillant ; en même temps, il débitait ses grandes phrases, comme il l’aurait fait dans une assemblée populaire ; naturellement, avec moi, cela ne prenait pas. Je répondis froidement, et nous restâmes séparés comme auparavant. Quand Manteuffel revint ensuite, et que le Jupiter se fut éloigné à son tour, il me demanda : « Eh bien ! qu’avez-vous fait ensemble ? — Ah ! lui répondis-je, nous n’avons pu arriver à aucun résultat : c’est un sot personnage ; il me prend pour une Assemblée… C’est un vrai moulin à paroles ; avec lui, il n’y a pas moyen de s’entendre[2]. »

A de pareils bavards, essayez d’exposer des idées de la seule manière qui convienne à la politique, « d’une manière sobre et positive ! » Or, ils pullulent dans les Chambres ; et c’est pourquoi il est si difficile de faire une bonne politique sous ce régime parlementaire où, par définition, tout le monde « parle » tout le temps. Vous avez beau être prévenu : en tournant de plus en plus vite, une aile du moulin à paroles finira par vous

  1. Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 287, mardi 29 novembre.
  2. Ibid., p. 268, dimanche 20 novembre.