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ment d’une société humaine plus morale et plus saine, » et qui, à cet effet, lui assignait pour base et pour instrument l’étude des sciences exactes, pour matière les questions pratiques, cette argumentation ennemie de toute équivoque, qui stigmatisait la confusion des idées comme le poison de la pensée. Soit dit sans intention blessante pour l’éminent matérialiste, sa philosophie était bien la médecine qu’il fallait à Stein ; sans cet énergique dérivatif, son cerveau se serait irrémédiablement congestionné. Or ce qui manque à Diihring, Stein, lui, le portait en lui ; je veux parler surtout de l’instinct métaphysique. Voltaire a dit quelque part :


Que je plains un Français quand il est sans gaîté !
Loin de son élément le pauvre homme est jeté...


On pourrait en dire autant de l’Allemand dénué de toute intuition métaphysique. Il n’est ni chair, ni poisson. L’Allemand réaliste est un Anglais manqué, né dans un milieu où, pour mille raisons, les qualités spéciales de l’esprit anglo-saxon, dépaysées, transplantées, ne sauraient librement ni pleinement s’épanouir. Mais Stein, Allemand et Franconien jusqu’au bout des ongles, n’avait, de ce côté, rien à craindre de l’influence de son maître. Il lui dut, en revanche, d’apprendre à se limiter, à prendre pied, à aborder, de haute lutte, les questions pratiques ; il lui dut aussi l’initiation féconde aux pensées des hommes de race différente, Dühring, en effet, fait peu de cas de la philosophie allemande, — en quoi il a certainement tort ; — il va presque jusqu’à affirmer qu’il est le premier philosophe que son pays ait produit ; mais sa connaissance intime de la littérature et de la pensée françaises, l’admiration qu’il professe pour elles, et, d’un autre côté, son enthousiasme sans bornes pour Giordano Bruno, à ses yeux le plus grand homme qui ait jamais vécu, ce sont là des traits saillans de son esprit, et très sympathiques ; et ils ont eu sur Stein une profonde, durable influence. Plus tard, Stein a publié sur Bruno un travail de haute valeur, il a traduit ses poésies, il a lui-même écrit un poème où il fait revivre le penseur de Nole avec un relief saisissant. De même, jusqu’à sa mort, il n’a cessé de s’occuper de la littérature française ; peu d’Allemands l’ont possédée aussi à fond que lui, et la recherche des rapports génétiques entre la pensée française et la pensée allemande, en particulier de l’influence de celle-là sur celle-ci, fut une des tâches favorites de toute sa vie.